La loi Taquet du 7 février 2022 devrait interdire l'hébergement à l'hôtel des jeunes relevant de la protection de l'enfance à partir du 1er février 2024. Le décret d'application n'est toujours pas paru. Jean-Pierre Rosenczveig, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et membre du bureau du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE), revient, dans son blog, sur cette problématique.

Voici quelques semaines, Lily, une jeune fille de 15 ans et demi s’est suicidée près de Clermont-Ferrand. Sa mort a logiquement et légitimement suscité des réactions d’indignation (Cf Le Monde du 12 février 2024). Apparemment le dispositif de protection de l’enfance mobilisé de longue date ne lui a pas apporté la protection dont ses parents l’avaient privée.

Que faisait cette jeune fille en danger et fragile dans un hôtel quand les pouvoirs publics avaient annoncé avec fracas en 2021 que cela en serait fini du recours à ce type d’hébergement pour les enfants en danger qui faisait florès depuis deux décennies ?

Certes la loi du 7 février 2022 a bien condamné l'accueil hôtelier qui par-delà un hébergement et la restauration n’offre pas de réel accompagnement social. Un hôtel n’est pas une structure habilitée avec le personnel social et éducatif qui s’impose.

Pour autant les parlementaires ne condamnèrent pas dans l’absolu cette pratique. Il leur a fallu prendre en considération deux données factuelles.

Déjà le principe de réalité voulait de ne pas demander aux Conseils départementaux de faire en un jour ce qu’ils n’avaient pas réussi à faire jusque-là. Aurait-on débloqué les fonds nécessaires – la crise des finances publiques locales rendant l’exercice délicat ! –  qu’on ne pouvait voir émerger dans l’instant les structures ad hoc en nombre et en qualité. Dans ce contexte les élus avaient restreint le projet initial en portant de un à deux ans l’entrée en vigueur de cette interdiction.

Par ailleurs, et à juste titre quand on connaît la réalité des situations auxquelles les services sociaux sont confrontés, la loi prévoyait exceptionnellement la possibilité d’un accueil sur deux mois dans une structure non habilitée sans préciser formellement, mais tel semblait être l’esprit, si cette limitation dans le temps visait la structure mobilisée ou le recours à ce type de prise en charge !

Il peut en effet y avoir un afflux conjoncturel de demandes d’accueil d’une heure à l’autre. Il est surtout des cas dans lesquels plutôt que de rejeter un jeune en crise de son lieu d’accueil comme cela s’est fait trop souvent et trop longtemps, désormais on choisit de l’exfiltrer un temps à travers un accueil hôtelier pour lui offrir l’encadrement qui lui est ponctuellement utile avec des éducateurs qui se relaient autour de lui et lui permettre de retrouver au plus tôt sa place dans la structure à laquelle il est confié. Cette démarche est souvent payante … même si elle est couteuse sur un plan financier.

« L'accueil hôtelier n’est que la pointe émergée d’une problématique bien plus profonde. La crise de la protection de l’enfance »

La loi précise pour autant les cas où elle l’exclut formellement.

Article L 221-2-3 CASF :

« Elle ne s’applique pas dans le cas des mineurs atteints d’un handicap physique, sensoriel, mental, cognitif ou psychique, d’un polyhandicap ou d’un trouble de santé invalidant, reconnu par la maison départementale des personnes handicapées. Un décret, pris après consultation des conseils départementaux, fixe les conditions d’application du présent article, notamment le niveau minimal d’encadrement et de suivi des mineurs concernés requis au sein de ces structures ainsi que la formation requise. »

On attendait un décret d’application pour gérer la période de transition et cadrer ces exceptions. Il n’est pas venu dans les deux premières années du vote de la loi. Il doit paraître prochainement. Pourquoi ce retard ? Certainement du fait du départ rapide du Secrétaire d’État une fois sa loi votée. Sûrement aussi du fait du nombre imposant de décrets et arrêtés exigé par la nouvelle loi et les consultations que chacun imposait. Tout simplement du fait même que les Conseils départementaux n’ont pas manqué de relever leur difficulté quand les mesures d’« accueils » physiques étaient multiplié par deux en 5 ans, la reprise au lendemain de la pandémie de la pression que font peser les mineurs non accompagnés sur le dispositif de protection de l’enfance ne justifiant pas à elle seule ce phénomène inquiétant.

L’objet n’est pas de banaliser ici le drame de Clermont-Ferrand, mais de comprendre les termes du problème plus général qu’il révèle : l’accueil hôtelier n’est en effet que la pointe émergée d’une problématique bien plus profonde. La crise de la protection de l’enfance. « Le Monde » en met bien en évidence en plein et en creux les termes.

Une nouvelle fois, si on entend réellement protéger les enfants, il faut dépasser l’émotion première. Fondamentalement la question posée est celle de notre capacité à mobiliser, pas seulement avec des murs pour les mettre à l’abri, tels des objets, mais des personnes qui les accompagnent.

« En vérité, la loi de 2022 identifiait un vrai problème mais adoptait une mauvaise stratégie »

Ce drame met malheureusement bien en exergue les termes de la problématique laquelle on est confrontée comme magistrat ou éducateur avec des jeunes en grande souffrance, rejetés, sinon pas pris en charge par leur famille, exposés à 1000 dangers comme les violences de la rue, la prostitution, la drogue du fait de leur fragilité psychique, affective ou matérielle.

En l’espèce cet « hôtel » proche de Clermont était de longue date autre chose qu’un hôtel classique tel qu’on l’imagine … sans pour autant être une « maison à caractère social« . Apparemment son gestionnaire à la fibre sociale et sa femme qui donne des cours de français aux jeunes étrangers accueillent depuis 8 ans des mineurs d’âge à  la demande de l’ASE. Sans être des travailleurs sociaux ils offrent la chaleur d’une mise à l’abri quand familles d’accueil ou foyers jusqu’ici ont échoué ou sont introuvables. Les enfants n’y sont pas déposés et oubliés comme fréquemment cela peut être le cas notamment pour des MNA.

D’évidence la jeune Lily était comme tant d’autres adolescentes en grande souffrance et en rébellion. Elle avait épuisé de nombreuses réponses. Elle refusait tout ou quasiment tout ce qui lui était proposé. L’accueil en hôtel n’était pas un choix des services sociaux, mais une réponse par défaut. Un moindre mal quand le dispositif classique avait touché ses limites. Elle était certes physiquement à l’abri, mais il manquait l’essentiel : à défaut des parents, un ou des adultes ayant sa confiance et l’accompagnant par-delà les vicissitudes de son parcours et ses différents lieux de vie.

« L’État ne peut pas se contenter de faire la loi ; il doit contribuer à la mettre en œuvre. Encore plus s’il accentue ses exigences »

Indéniablement des efforts ont été déployés via de multiples appels d’offre dans la dernière période pour accroître la capacité d’accueil d’enfants en danger.  Certainement pas la hauteur.

C‘est ici qu’on retrouve une faille majeure de notre dispositif. L’absence de démarche concertée et volontariste. L’État ne peut pas se contenter de faire la loi ; il doit contribuer à la mettre en œuvre. Encore plus s’il accentue ses exigences. En l’espèce un vrai programme de développement de structures s’imposait dont il aurait dû prendre la tête en 2022 en y affectant directement ou via les départements les moyens nécessaires à contrainte posée par la loi. Au lieu de cela les Conseils départementaux sont restés esseulés avec un couperet fixé à deux ans. Certains ont voulu ou/et pu augmenter leurs capacités et se sont engagés.

En vérité, la loi de 2022 identifiait un vrai problème, mais adoptait une mauvaise stratégie. Plus que d’interdire l’accueil hors structure habilitée, comme nous le développions en vain, il fallait rendre obligatoire le suivi éducatif et social de tout enfant accueilli en dehors de son domicile. Le législateur l’a fait pour les enfants accueillis chez un tiers digne de confiance ; il a refusé – à tort – de généraliser la démarche. On aurait déjà œuvré à éviter que ces enfants soient abandonnés à leur sort.

Certes aurait retrouvé le deuxième obstacle à vaincre, mais plus facile à dépasser : mobiliser des moyens financiers, mais encore humains supplémentaires.

Depuis deux ans le budget annuel consolidé de la protection de l’enfance est reparti sensiblement à la hausse pour atteindre environ 10 milliards d’euros hors les dépenses de personnels publics, mais pas à la hauteur de la demande qui elle-même explosait. 

Le plus grave demeure la question humaine. En hébergement ou en suivi à domicile ou dans la rue, on peine désormais à trouver les professionnels nécessaires. 30 000 postes de travailleurs sociaux seraient vacants. Une chose est certaine : le malaise est réel comme le démontre le Livre blanc récemment publié. Nombre de personnels vivent mal en conscience d’être en difficulté pour atteindre les objectifs pour lesquels ils se sont engagés ; ils n’ont pas, ne fut-ce que sur le plan salarial, la reconnaissance qui devrait leur être due par la société de leur investissement. Nombre souffrent au quotidien, beaucoup partent, peu arrivent et encore trop souvent insuffisamment motivés au regard de ces missions exigeantes via le dispositif ParcourSup dont tous les centres de formation dénoncent l’inadéquation aux métiers du social.

D’évidence cette jeune fille comme bien d’autres adolescents relevait d’une accompagnement psychologique et psychiatrique. Pourquoi ne pas avoir pu le mobiliser ? On affirme que nous manquons de psychologues et de psychiatres. La vérité est aussi que nous ne savons pas les mobiliser et déjà les payer dignement. Là encore retrouve un problème structurel : la difficulté rencontrée à articuler les deux dispositifs social et sanitaire. Il revient à la puissance publique d’Etat de la résoudre.

En amont plus que jamais il faut certes augmenter notre capacité d’accueil, mais – et c’est l’esprit de la loi de 2022 – il faut réduire l’institutionnalisation. Pour cela, il mobiliser l’environnement des enfants et des adolescents quand cela est possible. Faire appel à la famille élargie, aux proches ou à des tiers dignes de confiance avec l’accompagnement social et éducatif désormais obligatoire.

Dans ce contexte, c'est donc une facilité que de condamner l’accueil hôtelier sachant par ailleurs 3 000 enfants dormiraient à la rue. Le problème est plus complexe dans un dispositif embolisé, désinvesti, dévalorisé en permanence avec une image négative.

On a beau jeu de s’indigner de n’avoir pas su protéger une enfant en danger. Il y a matière à interroger sur des dysfonctionnements dans ce cas précis. Par exemple de n’avoir pas alerté la police ou le parquet des traces de violences observées sur Lily. On ne devait pas se contenter de son refus de porter plainte. Qui était réellement en charge d’assumer son suivi au quotidien, avec quel moyen ? quelle disponibilité ? quelle qualité de relation ?

Pour autant l’approche responsable veut de réitérer qu’il est grand temps de ne plus voir le problème par le petit bout de la lorgnette et d’agir d’urgence.

A court terme, par exemple, il faut permettre de maintenir en fonction – en y mettant les moyens – les professionnels disponibles via une réserve sociale à l’instar de ce que voient de décider la PJJ. Il faut aussi desserrer l’étau financier de certains départements et de certaines associations.

A moyen terme, l’État doit s’engager plus, notamment financièrement, mais pas seulement, sur cette fonction régalienne qui lui revient de protéger les plus faibles qu’il a pu délaisser. Il y a d’autant plus intérêt que l’opinion, non informée des termes réels de la décentralisation, le tient coupable. Des États généraux de la protection de l’enfance s’imposent qui débouchent sur un effort financier exceptionnel type « Plan Marshall ». Le CNPE notamment y invite les pouvoirs publics en appelant à y associer le secteur associatif non lucratif habilité avec un programme de travail élaboré. Des suites doivent être données au Livre blanc sur les métiers de l’humain. Il faudra encore plus que c’est le cas mobiliser la société civile pour en soutien aux professionnels de la protection de l’enfance, accueillir sinon accompagner des jeunes en souffrance.

Les pistes ne manquent pas pour éviter de se trouver acculé à mobiliser par défaut des structures qui peuvent s’avérer inadaptées, voire elles-mêmes dangereuses. Beaucoup déjà se fait avec des résultats positifs incontestables dont on parle rarement. Pour autant, comme nous l’écrivons avec Maxime Zennou dans notre lettre ouverte à la ministre déléguée chargée de l'Enfance, de la Jeunesse et des Familles, «la maison brûle ! »

Une nouvelle fois : finissons-en avec les anathèmes faciles pour se colleter aux problèmes à résoudre dans le cadre d’une co-responsabilité pour protéger réellement et à hauteur les enfants en danger.