Les universités accueillent chaque année plus d’étudiants en situation de handicap. Dans le cadre du droit à la compensation, elles proposent des aides qui portent avant tout sur les examens, comme une majoration du temps d’épreuve ou l’accès à une salle spécifique. Elles développent aussi l’accessibilité universelle caractéristique d’un environnement qui permet à toute personne en situation de handicap de réaliser des activités de façon autonome et d’obtenir des résultats identiques à une personne valide.
Mais comment les personnes concernées par ces aménagements les vivent-elles dans les différentes situations, cours et examens, au sein de contextes qui sont toujours spécifiques ? Au-delà du paradigme inclusif et des discours institutionnels, il s’agit d’aller voir la réalité des pratiques et des situations vécues.
À partir d’entretiens et d’observations ethnographiques dans quelques cours, cette étude s’intéresse à l’expérience des étudiants en situation de handicap comme de leurs enseignants. Le recueil de leur parole est d’autant plus précieux que les enquêtes dont on dispose sont avant tout quantitatives et ne reflètent pas l’hétérogénéité des vécus quotidiens. Produites par l’interaction entre un étudiant souffrant d’un trouble, qui altère son fonctionnement et son environnement de formation, les expériences de situations de handicap, le plus souvent invisibles, sont en effet très diverses.
C’est pourquoi interroger les enseignants et les étudiants en situation de handicap sur leur expérience des aménagements pédagogiques proposés par l’université est un moyen de comprendre ce qui s’y joue. Cette approche écologique et interactionniste a permis de recueillir des données auprès de 38 étudiants en situation de handicap et 40 enseignants issus de différents campus d’une université française.
Du travail personnel aux examens, différents usages du temps
Les situations de handicap dépendent du parcours de chaque individu, ayant pour conséquence des usages du temps multiples. L’évolution de l’état de santé d’un étudiant peut, par exemple, le contraindre à interrompre provisoirement son cursus. Les personnes rencontrées témoignent aussi de vécus liés à des pathologies complexes, qui ralentissent le temps des apprentissages. Certains, plus âgés et salariés, expliquent que leur situation peut nécessiter une reprise d’études dans un certain délai pour faire face à une évolution de leur état de santé.
Le temps du travail personnel peut être beaucoup plus long pour les jeunes qui doivent étudier et se soigner en même temps. Pour les cours, certains peuvent bénéficier d’un étalement de la formation dans le temps. Selon les besoins, ils ont un accès aux cours en présentiel ou en distanciel. Mais ils expliquent alors que l’aménagement « preneur de notes » leur est plus ou moins utile car l’usage des notes est toujours personnel. Ils ont donc besoin d’un temps d’appropriation pour traduire le style de l’étudiant qui a pris les notes pour qu’il s’accorde au leur.
Pour les examens, la grande majorité bénéficie d’un tiers temps. Mais pour certains enseignants, « c’est une cote mal taillée » car si certains étudiants en profitent, « pour d’autres, ça ne sert à rien ». Ils considèrent aussi que ce n’est pas avec plus de temps qu’on pourra régler le problème. Pour Mathis, « en gros, vous n’aimez pas le chocolat, je vais vous en donner plus et parce que vous allez en manger plus, au bout d’un moment, vous allez finir par l’aimer. Non. C’est juste un problème ».
Le besoin n’est donc pas toujours un temps supplémentaire mais peut consister en l’utilisation d’autres outils « pour faire en sorte que la compréhension puisse se faire ». Enfin, pour Maxence, le tiers temps est un avantage quand on est déjà bon car cela permet d’être meilleur quand « on a des choses à dire ». Par contre, selon lui, quand on est mauvais dans une matière, le tiers temps ne sert à rien car on n’a rien à dire de plus.
Des situations de handicap bien réelles mais le plus souvent invisibles
Étant donné que 80 % des situations de handicap sont invisibles, rendre compte de cette réalité est une expérience particulière car les autres étudiants et les enseignants ne peuvent pas en percevoir les signes. À l’inverse, une situation de handicap visible ne signifie pas que les enseignants cernent d’emblée l’ensemble des besoins des étudiants.
Quand Antoine, qui est non voyant, fait un exposé en cours, personne ne voit que son écran d’ordinateur est noir et que sa voix, enregistrée au préalable et diffusée dans son oreillette, lui permet de lire son texte. De la même manière, l’enseignant ne peut pas voir qu’une fois rentré chez lui, Antoine doit prendre du temps pour compléter les notes prises en cours. Les étudiants peuvent aussi avoir besoin de plus de temps pour étudier car ils doivent faire face à d’autres situations (soins, démarches administratives pour faire valoir leurs droits, par exemple).
Prenons maintenant la situation de Jeanne, qui souffre d’une infirmité motrice cérébrale. Elle est accompagnée en cours par une auxiliaire que l’enseignant n’a pas remarquée. Le regard des enseignants interrogés ne peut pas se porter a priori sur tous les éléments d’une situation de cours et a tendance à se concentrer sur les expériences de rencontre avec les étudiants les plus courantes, comme les troubles dys et le tiers temps – plutôt visible puisque les étudiants composent en général dans une salle à part.
Les enseignants expliquent qu’ils découvrent que des étudiants sont en situation de handicap au moment des examens et pas avant car tous ne se déclarent pas auprès du service dédié de leur université. Aussi, tout se passe comme si les situations de handicap étaient complexes avec des besoins pas toujours faciles à repérer, alors même que cela pourrait être le cas, surtout pour des ESH avec des troubles visibles comme ceux de Jeanne et d’Antoine.
Passer d’une approche médicale à une approche pédagogique
Malgré le dispositif institutionnel d’accompagnement, les étudiants interrogés peuvent se décrire dans une situation entre inclusion et marge. S’ils utilisent les aides proposées par l’université, ils ont aussi davantage de contraintes par rapport à l’ensemble des étudiants. Celles-ci sont liées à l’évolution de leur état de santé qui peut entraver le processus d’apprentissage.
Les enseignants et les étudiants convergent dans leurs manières de décrire les situations qui les réunissent. Il s’agit alors d’appréhender les aménagements en lien avec tous les facteurs qui entrent dans une situation de cours ou d’évaluation (besoins exprimés, altération des fonctions d’un ESH, contexte de formation, situation didactique, pratiques pédagogiques). Mais si les enseignants mettent en avant les besoins d’aménagements dans les situations de cours, pour les ESH, ils ont une utilité avant tout dans les situations d’évaluation.
Toutefois, les aménagements pédagogiques sont globalement inscrits dans des situations souvent invisibles. Les étudiants ont ainsi un rapport au temps qui est d’autant plus spécifique que leur situation de handicap leur impose plus ou moins de contraintes, qu’ils vont vivre chacun à leur manière. Ces situations peuvent aussi avoir un impact sur leurs manières d’apprendre car elles masquent parfois des besoins d’aide réels mais invisibles. Dès lors, des controverses peuvent parfois apparaître d’autant que les catégories médicales du handicap ne sont pas figées.
Aussi, alors que les aides proposées à l’université s’appuient toujours sur des catégories médicales du handicap, qui n’ont rien de pédagogique, l’enjeu est de développer une pédagogie inclusive qui part des situations d’enseignement et d’évaluation pour identifier des besoins et des aménagements idoines. Un tel projet s’appuie sur le développement de l’accessibilité pédagogique pour tous les étudiants. Pour les enseignants, cette démarche suppose de repenser leurs pratiques et les interactions avec le milieu d’étude qu’ils proposent et les étudiants qu’ils ont en formation.
Jean-Yves Anjard, Docteur en sciences de l'éducation et de la formation, Université de Bordeaux