Face aux violences sexuelles et à l’inceste sur les enfants, la question de la prescription bouscule les fondements mêmes de notre justice. Doit-on l’abolir au profit de l’imprescriptibilité pour répondre à l’exigence de vérité et de réparation, ou repenser nos réponses pour mieux protéger, accompagner et reconnaître les victimes ? Danielle Gobert, avocate engagée et membre de la Ciivise, apporte son éclairage sur ce débat sensible.

Danielle Gobert, avocate au barreau de Saint-Malo-Dinan, est fondatrice et présidente de l’association « Les Maux – Les Mots Pour Le Dire », engagée dans la lutte contre la maltraitance et les violences faites aux enfants. Elle préside la commission « Mineurs et adolescents » du Comité national des violences intrafamiliales (CNVIF) et est membre de la Commission indépendante sur l’inceste et les violences sexuelles faites aux enfants (Ciivise).

La distinction entre prescription et imprescriptibilité constitue un enjeu fondamental du droit pénal contemporain, particulièrement lorsqu’il s’agit des violences sexuelles et inceste. Derrière ces notions techniques se joue une tension éthique et sociale : comment concilier la nécessaire sécurité juridique avec le besoin impérieux de reconnaissance et de réparation exprimé par les victimes ?

Rendre les violences sexuelles et incestes imprescriptibles n’est pas la seule voie possible. D’autres réponses, plus adaptées aux réalités psychologiques et judiciaires, méritent d’être envisagées.

La prescription : sens, fonction et évolutions récentes

La prescription fixe le délai au-delà duquel une infraction ne peut plus être poursuivie. Si ce principe répond à une exigence d’ordre public – éviter que la justice ne se fonde sur des preuves effacées par le temps –, il reste source d’incompréhension pour les victimes. Jean Danet, avocat honoraire, souligne combien le décalage entre les attentes des victimes et les réponses institutionnelles nourrit frustration et sentiment d’injustice. Il rappelle toutefois que la justice pénale ne peut pas tout réparer.

Les réformes récentes ont cherché à mieux prendre en compte la temporalité du traumatisme :

Loi du 3 août 2018 : délai de prescription porté à 30 ans après la majorité pour les crimes sexuels commis sur mineur.

Loi du 21 avril 2021 : introduction d’une prescription glissante pour certains crimes et délits sexuels sur mineurs.

Une proposition de loi, discutée en 2025, avait même envisagé d’étendre cette prescription glissante aux victimes majeures, mais l’article visant à instaurer une imprescriptibilité civile des viols sur mineurs a finalement été écarté.

La justification juridique et philosophique de la prescription

Le Code de procédure pénale (articles 1 à 10) et le Code pénal (articles 133-2 à 133-6) consacrent la prescription comme un instrument d’équilibre : avec le temps, les preuves disparaissent, la peine perd son sens et la société doit pouvoir se reconstruire.

La Cour européenne des droits de l’homme rappelle régulièrement que la prescription protège la sécurité juridique et le droit à un procès équitable (arrêts Subbing c. Royaume-Uni, 1996, et Volvov c. Ukraine, 2013).

Cette philosophie de l’oubli, si difficile à entendre pour les victimes, répond à une exigence démocratique : éviter une justice fondée sur la mémoire défaillante ou l’émotion seule.

L’imprescriptibilité : une notion d’exception

L’imprescriptibilité a été instaurée pour les crimes contre l’humanité après la Seconde Guerre mondiale. Elle repose sur trois principes :

La responsabilité pour les crimes les plus graves ne s’efface pas avec le temps ;

La mémoire judiciaire doit conserver trace de l’atteinte faite à l’humanité ;

La dissuasion de tels crimes doit être permanente. Appliquer cette logique aux violences sexuelles, si atroces soient-elles, pose problème. Assimiler un viol ou un inceste à un crime contre l’humanité reviendrait à étirer dangereusement la définition pénale et à rompre l’équilibre du droit.

Les limites de l’imprescriptibilité pour les violences sexuelles

Jean Danet met en garde : l’imprescriptibilité ne garantit pas une meilleure justice. Elle peut créer chez les victimes une attente illusoire, et leur faire croire que la justice pénale suffira à réparer ce qui, souvent, relève aussi du psychisme, de la parole et du lien social. De nombreux pays européens ont d’ailleurs renoncé à l’imprescriptibilité en matière sexuelle, estimant qu’elle complexifie les procédures sans réellement renforcer la sanction.

Les arguments avancés en faveur de l’imprescriptibilité

L’amnésie dissociative
Certains estiment que l’amnésie traumatique empêche les victimes d’agir dans les délais. Mais la jurisprudence française reste constante : la Cour de cassation (arrêts de 2013 et 2018) refuse de considérer cette amnésie comme un obstacle suspendant la prescription, faute d’éléments scientifiques suffisants.

Les débats internationaux (Israël, États-Unis, France) montrent combien cette question reste controversée, tant pour les victimes que pour la protection des accusés.

L’assimilation aux crimes contre l’humanité
Cette analogie, soutenue par certains, est juridiquement infondée : les violences sexuelles, aussi graves soient-elles, ne répondent pas à la définition d’un acte commis selon un plan concerté contre un groupe civil. Les étendre à cette catégorie reviendrait à fragiliser la cohérence même du droit pénal.

La lutte contre l’impunité
L’imprescriptibilité ne garantit pas davantage de condamnations : sans preuves, la justice reste impuissante. L’exemple belge le montre clairement : l’absence de prescription n’a pas empêché de nombreux classements sans suite.

La libération de la parole
La prescription, paradoxalement, agit parfois comme un déclencheur. De nombreuses victimes se décident à parler parce qu’un délai approche, et d’autres se reconstruisent parce qu’il est passé. Le processus de reconstruction est pluriel : il ne se réduit pas au cadre judiciaire.

« Le droit n’a pas pour mission de panser toutes les plaies, seulement d’en reconnaître certaines et d’en réparer les effets »

Les alternatives et perspectives

La véritable réponse réside sans doute moins dans la suppression de la prescription que dans la refonte de l’accompagnement des victimes.

Cela suppose :

Une formation accrue des magistrats, policiers, enseignants et professionnels de santé ;

L’accompagnement systématique des mineurs par un avocat et un administrateur ad hoc ;

La professionnalisation des intervenants auprès des victimes ;

La création d’un fonds dédié à la prise en charge psychologique et à l’indemnisation lorsque le FGTI – fonds de garantie des victimes des actes de terrorisme et d'autres infractions – ne peut intervenir ;

Le développement de la justice restaurative, qui favorise la reconnaissance mutuelle plutôt que la seule sanction.

Il faut également repenser la place du civil dans le parcours judiciaire : la procédure civile, même après la prescription pénale, peut offrir réparation et reconnaissance.

La tentation de l’imprescriptibilité traduit un besoin de justice absolue, un refus de l’oubli. Mais le droit n’a pas pour mission de panser toutes les plaies, seulement d’en reconnaître certaines et d’en réparer les effets.

Rendre imprescriptibles les violences sexuelles et les incestes reviendrait à promettre aux victimes une justice que le temps, les preuves et les limites de la mémoire humaine rendent souvent impossible. La véritable exigence n’est pas de prolonger le délai, mais de rapprocher la justice du temps des victimes : mieux former, mieux accompagner, mieux écouter. La prescription ne doit pas être perçue comme une démission, mais comme un cadre qui invite la société à agir plus tôt, à prévenir davantage et à garantir à chaque victime une reconnaissance digne et sincère.

C’est peut-être dans cette humanité retrouvée que réside, enfin, la vraie justice.