À la rentrée 2019, l’instruction est devenue obligatoire dès 3 ans, au lieu de 6 ans. L’objectif de cette mesure était de faire de l’école maternelle un « véritable tremplin vers la réussite tout au long de la scolarité » pour « faire émerger, grâce à l’école, une société plus juste ». On peut cependant se questionner sur les effets possibles d’une telle décision puisque, bien que non obligatoire, l’école maternelle scolarise déjà depuis les années 1990 la quasi-totalité des enfants de 3 à 6 ans. Cela n’a pas empêché que des inégalités de réussite scolaire fortement marquées socialement s’y soient développées.

Les études de la Direction de l’évaluation, de la prospective et de la performance (DEPP) du ministère de l’Éducation nationale montrent ainsi qu’à l’entrée au CP, parmi les 10 % d’élèves obtenant les moins bons scores aux évaluations, un tiers ont des parents ouvriers ou inactifs.

La sociologue Marie Duru-Bellat a également souligné que si, à l’école maternelle, les enfants sont déjà inégaux, les écarts tendent à s’accentuer au fil de la scolarité, car « certains enfants “profitent” plus des pédagogies à l’œuvre à ce niveau d’enseignement ». Voilà qui incite à se pencher sur ce qui, au sein de la dimension pédagogique, alimente les inégalités à l’œuvre.

Apprentissages implicites

On sait tout d’abord que, en fonction des conditions matérielles dans lesquelles ils vivent et du capital culturel et scolaire de leurs parents, les enfants arrivent à l’école maternelle avec des expériences fortement diversifiées. Ces expériences les préparent inégalement aux activités scolaires.

C’est ce que montre de manière éclairante l’ouvrage Enfances de classe donnant à voir, entre autres, comment Ashan qui vit seul avec sa mère parlant peu le français dans un foyer de sans-abri, Annabelle dont les parents veillent au quotidien à son développement éducatif ou Valentine qui pratique des loisirs élitistes dans la haute bourgeoisie parisienne « vivent au même moment dans la même société, mais pas dans le même monde ». Ils n’abordent pas, en conséquence, l’école maternelle et les apprentissages qui s’y jouent avec la même aisance.

Bernard Lahire – Enfances de classe : de l’inégalité parmi les enfants (Librairie Mollat).

D’autres recherches, dans les années 1970, ont mis en évidence que la pédagogie qui s’est développée à l’école maternelle n’est pas neutre socialement. Le sociologue britannique Basil Bernstein a qualifié cette forme de pédagogie d’« invisible » car elle mise prioritairement sur une organisation de la classe mettant à disposition des enfants des activités ou des jeux supposés favoriser en eux-mêmes les apprentissages. L’enfant est laissé relativement autonome pour agir et jouer dans cet environnement considéré comme stimulant, mais les contenus d’apprentissage proprement dits restent de l’ordre de l’implicite.

En France, Jean-Claude Chamboredon et Jean Prévot ou Éric Plaisance ont également insisté sur la proximité de cette approche avec le mode éducatif des classes moyennes et souligné comment, pour les enfants de milieu populaires qui ne sont pas préparés à percevoir les apprentissages implicites qui leur sont proposés à l’école maternelle, cela peut conduire à l’accroissement des inégalités scolaires.

Des observations plus récentes de classes maternelles ont permis d’approfondir cette dimension en insistant sur les formes de différenciation liées à l’origine sociale qui s’y développent. Muriel Darmon montre par exemple que la rupture entre école et famille qui se joue à l’entrée en petite section se déroule différemment suivant l’origine sociale des élèves. Elle marque une rupture radicale pour les enfants de milieu populaire, elle s’inscrit dans la continuité pour les enfants de classe moyenne.

La sociologue souligne, en outre, que les jugements portés sur les élèves, ou leurs parents, varient fortement selon leur appartenance sociale. Ainsi, les élèves des classes moyennes et supérieures sont décrits comme plus mûrs, plus compétents, ayant une meilleure tenue. Ils font l’objet d’indulgence en cas d’écarts par rapport aux comportements attendus. La non-participation des élèves des classes populaires aura tendance, au contraire, à être interprétée comme relevant de difficultés d’ordre psychologique, amenant à naturaliser ce qui relève en fait du social.

Enfin, plusieurs travaux récents se sont intéressés à la construction des inégalités scolaires dans les pratiques pédagogiques au sein des classes d’école maternelle. Ces travaux montrent que, comme pour les niveaux ultérieurs de scolarité, certaines pratiques pédagogiques tendent à brouiller pour les élèves de milieux populaires les enjeux d’apprentissage et que ceux-ci en restent le plus souvent aux aspects les plus formels de la tâche qui leur est proposée. Ainsi une activité centrée sur la reconstitution de phrases à partir d’étiquettes-mots pourra être essentiellement perçue comme une activité de découpage/collage pour les enfants qui n’en perçoivent pas la dimension cognitive.

Ils soulignent également comment l’enseignant tend à moduler son action en fonction des perceptions qu’il a de ses élèves et de leurs aptitudes, les interactions privilégiant alors des modalités plus fermées et restreintes pour les élèves les plus en difficulté, renforçant encore leurs prédispositions initiales.

Au-delà des étiquettes pédagogiques

Le fait de mettre en place une pédagogie différente change-t-il la donne ? L’observation d’activités d’inspiration montessorienne fait apparaître certains processus similaires. Ainsi, les formes d’activités autonomes laissent une faible part à la régulation des activités par l’enseignant et, de ce fait, permettent peu de rétroaction avec les élèves, notamment avec ceux qui ne s’approprient pas les tâches proposées sur le mode attendu.

Cet aspect est encore renforcé dans le cas des activités inspirées de la pédagogie Montessori par le fait que le type d’activité et sa durée sont laissés au libre choix de l’enfant. Ainsi, ceux déjà engagés dans une logique scolaire auront tendance à choisir les activités les plus exigeantes intellectuellement, quand d’autres vont en rester à des activités moins rentables scolairement.

En revanche, on peut noter que l’engagement des élèves dans les activités d’inspiration montessorienne est généralement plus fort. La distinction pédagogie alternative/pédagogie ordinaire n’est donc pas en soi un gage de réduction des inégalités scolaires en maternelle et il convient, au-delà de l’étiquette pédagogique mise en avant, de regarder avec précision ce qui se met en place en termes d’apprentissage pour l’ensemble des élèves.

Finalement, on pourrait penser que la pédagogie à l’école maternelle produit les inégalités. Ce serait négliger que l’on peut également observer dans les classes des moments d’ouverture des apprentissages, y compris pour les élèves considérés en difficulté. En effet, un certain nombre de situations montrent que les interactions qui se nouent au cours des activités scolaires, notamment entre l’enseignant et les élèves, peuvent amener ces derniers à reconsidérer leur manière d’appréhender les activités scolaires qui leur sont proposées, y compris pour des élèves considérés en difficulté.

Cela peut se produire quand les indices qui permettent d’identifier les savoirs en jeu sont explicités (par exemple quand la connaissance du son que produisent certaines lettres est utilisée pour distinguer des mots différents). Cela s’observe également quand l’enseignant part de la difficulté propre à un élève pour le guider, mais en lui laissant une part de la réflexion à accomplir lui-même.

Ces moments d’ouverture des apprentissages restent cependant relativement ponctuels et les enseignants n’ont souvent pas la disponibilité nécessaire pour les repérer et y consacrer leur attention, alors qu’ils constituent un élément essentiel aux apprentissages, notamment pour les élèves qui ne peuvent trouver de telles opportunités à l’extérieur de la classe. Ainsi, si la pédagogie participe à la construction des inégalités scolaires, c’est également en grande partie par elle que passe leur réduction.

Ariane Richard-Bossez, Maitre de conférences (MESOPOLHIS, Aix-Marseille Université, CNRS, Sciences Po Aix), Aix-Marseille Université (AMU)

The Conversation