Alors que se poursuit la mobilisation contre la réforme augmentant l’âge de départ à la retraite, les étudiants et les lycéens sont beaucoup plus nombreux à descendre dans les rues, lors des journées nationales de manifestations mais aussi lors de rassemblements locaux, qu’ils rejoignent depuis les universités et lycées, en grève ou bloqués.

Si on a noté la présence des syndicats étudiants aux côtés des syndicats de salariés dès le début du mouvement contre la réforme des retraites, le déclic semble avoir été l’utilisation de l’article 49.3 permettant l’adoption du texte sans vote par l’Assemblée nationale. C’est à partir de là que la sympathie de la jeunesse envers le mouvement social actuel s’est convertie en engagement concret.

En effet, si les retraites peuvent sembler une perspective lointaine à beaucoup d’étudiants, l’utilisation du 49.3, les obstacles mis aux actions de groupe (fermetures d’établissements, interdiction de se réunir) et les interventions brutales des forces de l’ordre constituent à leurs yeux une atteinte à la dignité collective.

Plaque sensible de la société, le mouvement étudiant retrouve ainsi son rôle historique de fer de lance contre les injustices et les atteintes aux libertés publiques et individuelles, comme il l’a fait depuis les révolutions de 1848 en Europe. Comme chaque mobilisation d’ampleur, celle de 2023 réactive des modes d’action bien connus mais elle révèle aussi de nouveaux liens entre monde étudiant et monde du travail.

Le blocage, un mode d’action plus fréquent

Ce n’est pas la première fois que la jeunesse scolarisée investit le terrain social général. Lors des grèves de décembre 1995 contre la réforme proposée par Alain Juppé, Premier ministre de Jacques Chirac, même si le mouvement étudiant s’était retrouvé « noyé » dans la masse des manifestants du secteur et de la fonction publics, il n’en existait pas moins avec ses assemblées générales, ses cortèges, ses coordinations nationales. En 2006, c’est le mouvement étudiant qui avait été la locomotive du mouvement contre le contrat première embauche, ou CPE, réformant le code du travail, et de l’intersyndicale mise alors en place.

Le répertoire d’action collective mis en œuvre demeure celui pratiqué depuis au moins les années 1968 par les étudiants : comités de mobilisation, assemblées générales, coordinations nationales, grèves, manifestations, actions spectaculaires pour obtenir l’attention des médias, piquets de grève.

Grève du 15 mars : étudiants et lycéens bloquent contre la réforme des retraites (L’Obs).

Le mouvement lycéen contre la loi Fillon de 2005 y avait ajouté des « blocages », outils repris largement par le mouvement étudiant en 2006. On note d’ailleurs une évolution du vocabulaire : désormais, organisations de jeunes comme autorités publiques ne dressent plus un bilan des établissements « en grève », mais des établissements « bloqués ». Cela révèle-t-il une difficulté à se réunir en AG dans l’établissement, et donc de voter la grève ?

Dans certains cas non, le blocage n’est que la dénomination actuelle de l’ancien piquet de grève – qui peut être « explicatif » (« filtrant », ou « dissuasif » (bloquant), il est voté en AG de grévistes. Dans d’autres, c’est effectivement le seul moyen qui reste pour signifier la participation à l’action, notamment dans les lycées, où la tenue de réunions est subordonnée aux autorisations de l’administration, qui peut les octroyer ou non, ou quand les élèves considèrent ne pas avoir le rapport de forces suffisant pour ce faire.

Du côté des étudiants, comme des délégués à la coordination nationale des 1er avril et 2 avril l’ont noté, s’il y a beaucoup de participation aux manifestations, les assemblées générales demeurent – sauf exception – relativement plus restreintes, autour de 300 ou 400 en moyenne.

Solidarité entre salariés et étudiants

L’une de particularités de la mobilisation étudiante et lycéenne actuelle, c’est le lien concret qu’elle établit avec les grèves et actions des salariés. L’affirmation de la « solidarité étudiants travailleurs » n’est certes pas une nouveauté, elle a déjà été proclamée en mai 1968, mais la pratique était plus délicate.

Paris : quelques dizaines de lycéens bloquent le lycée Racine (Le Parisien, 2023).

Le 17 mai 1968, le cortège qui s’élance de la Sorbonne occupée vers « la forteresse ouvrière » en grève de Renault à Boulogne-Billancourt se heurte aux grilles fermées. On se parle, mais au travers de grilles. La méfiance est souvent de mise contre les « enfants de bourgeois » qui feraient une crise d’adolescence avant de devenir les « patrons de demain ». Cette sociologie était déjà erronée, mais c’est elle qui demeurait dans l’imaginaire collectif.

La présence étudiante et lycéenne est maintenant manifeste non seulement dans les cortèges – ce fut déjà le cas dans les mouvements de 1995, et dans les manifestations sur les retraites des années 2000 et 2010 – elle l’est aussi désormais à la base. Dans de nombreux établissements, étudiants et lycéens décident dans leurs AG et réunions de prêter main-forte aux piquets de grève de salariés, par exemple en Île-de-France sur les sites de traitement de déchets, et l’on a eu aussi des cas où des salariés grévistes viennent renforcer des blocages de lycéens pour les protéger face à la police. La nouveauté réside dans la systématisation de ces rencontres, leur multiplication, et que cela « va de soi » pour les acteurs.

En réalité, ces actions sont le révélateur de l’évolution profonde du monde du travail et en amont, du monde étudiant, univers étroitement intriqués et pour l’essentiel inséparables dans leurs origines, leur présent et leur avenir.

Une jeunesse précarisée

Nous sommes loin du « petit monde des étudiants », considéré comme privilégié. Ce sont trois millions de jeunes qui sont dans l’enseignement supérieur. Leur sociologie ne correspond pas à celle de la France, ouvriers et employés demeurant sous-représentés au-delà du bac (27 %) mais on ne saurait assimiler les professions intermédiaires (14 %) et tous les cadres et professions intellectuelles et supérieures mêlées dans les statistiques (34,7 %) aux couches les plus privilégiées. L’écrasante majorité des étudiants a des parents salariés (et même 12 % de retraités et « inactifs »), seuls 10 % sont issus de familles propriétaires de leurs entreprises : commerçants, artisans, agriculteurs.

Au cours de leurs études, 40 % des étudiants travaillent. Si le pourcentage n’a guère varié au cours de ces dernières décennies – c’est un pourcentage déjà mis en avant dans les années 1950 – c’est le nombre qui s’est démultiplié. 40 % de 250 000 étudiants ou de 2 500 000 étudiants ne donnent pas une même force sociale. Aujourd’hui, c’est plus d’un million d’étudiants qui travaillent, ce qui représente 6 à 7 % du salariat du privé. Autrement dit, un million de salariés, de travailleurs sont aussi étudiants.

La massification du supérieur des dernières décennies a transformé également le salariat, et modifie donc sa connaissance, et partant sa vision du monde étudiant. 60 % de la population active possède le bac ou équivalent, 41,5 % a suivi des études supérieures, 27 % a au moins bac +2 et les chiffres sont plus élevés encore dans les couches les plus jeunes (diplôme le plus élevé selon l’âge et le sexe).

Selon l’OIT, le salariat français comptait en 2015 45 % de personnel hautement qualifié. L’accession de Sophie Binet au secrétariat général de la CGT, ancienne responsable syndicale étudiante à l’UNEF au moment de la grève contre le CPE, elle-même diplômée et cadre, est une illustration de ces mutations.

Robi Morder, Chercheur Associé au Laboratoire Printemps, UVSQ/Paris-Saclay, co-président du Groupe d'études et de recherches sur les mouvements étudiants (Germe), Université de Versailles Saint-Quentin-en-Yvelines (UVSQ) – Université Paris-Saclay

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