Imaginé par Béatrice Lavaud-Legendre, chercheure au CNRS, Les_bosseuses diffuse les résultats d’une recherche scientifique sur Instagram. Ce compte s’inscrit dans une approche psycho-éducative et vise à aider les jeunes à repérer les logiques d’exploitation et à informer les professionnels sur ces situations.
Les recherches conduites avec des collègues sociologues (Cécile Plessard) et psychologues (Gillonne Desquesnes et Nadine Proia-Lelouey) ont mis en évidence les logiques qui structurent l’activité de « prostitution par plans » — impliquant des mineures et reposant pour partie sur l’utilisation de nouvelles technologiques (1). Elles ont également permis de décrire les trajectoires des jeunes impliqués.
Ces travaux identifient le décalage entre la valorisation de la liberté et la banalisation de l’activité de prostitution dans le discours des proxénètes et la réalité qui repose sur des logiques de violence et de domination. Ils révèlent en outre que les jeunes mineur.es en situation de prostitution qui prétendent bien souvent « assumer » et « gérer leur activité », donnent bien souvent à voir un certain nombre de signes de mal-être et de souffrance (troubles du sommeil, de l’attention, amnésies, instabilité émotionnelle, pensées, voire conduites suicidaires, addictions, comportements de dissociation, perte de contact avec le réel, des scarifications … — B. Lavaud-Legendre et C. Plessard, Éléments de compréhension des parcours de vie des mineures et jeunes majeures impliquées dans la « prostitution par plans » à partir d’une approche pluridisciplinaire, À paraître).
On observe également la répétition de conduites de mise en danger et la
difficulté de ces jeunes à mettre un terme à cette pratique, même lorsqu’elles en
mesurent les effets délétères. Par ailleurs, les professionnels rencontrés dans le cadre des nombreuses sessions de présentation des résultats de ces recherches se disent bien souvent largement démunis pour accompagner ces jeunes.
C’est dans ce contexte que le compte Instagram Les_bosseuses a été conçu afin
d’apporter des éléments d’information – issus des recherches réalisées –, non seulement aux jeunes impliquées dans ces activités, mais également aux adultes à leur contact, pour identifier les logiques qui portent l’activité.
La conception de ce compte a été réalisée par Simon Scheiff, stagiaire de master communication, recruté à cette fin. Le terme de « Bosseuses » est celui utilisé par les jeunes impliqués dans cette activité de prostitution pour désigner celles qui « bossent ». Par ailleurs, si le féminin a été retenu, c’est parce que dans le cadre des recherches réalisées, l’intégralité des jeunes qui se prostituaient étaient de sexe féminin. Cela ne signifie évidemment pas qu’il n’existe pas de garçons aux prises avec cette activité. Néanmoins, nous ne sommes pas en mesure d’identifier si les pratiques criminelles sont précisément les mêmes que celles que nous avons identifiées.
L’information contenue sur le compte porte en premier lieu sur les stratégies criminelles mises en œuvre par celles et ceux qui exploitent l’activité sexuelle des intéressées, mais également sur les mécanismes neurologiques et psychiatriques qui peuvent conduire à des processus de sidération, d’amnésie et de dissociation notamment. Enfin, les posts apportent des éléments sur les réponses juridiques prévues par la loi. Afin de s’appuyer sur les mots des jeunes concernés, les posts ont été construits très majoritairement à partir de citations extraites des procédures pénales consultées, ou de manière plus marginale, d’extraits de témoignages (livres ou émission TV).
D’un point de vue théorique, la démarche mise en œuvre renvoie à une approche
psycho-éducative.
Qu’entend-on par « approche psycho-éducative » ?
C’est à propos d’un public de jeunes délinquants que l’approche psycho-éducative a tout d’abord été mise en œuvre dès les années 40. Cette approche vise à rééduquer des « enfants, adolescents, délinquants et jeunes adultes perturbés affectifs graves » (L. Bienvenue et L. Ferretti, « Usages des références françaises et internationales dans le développement et la promotion d’une expertise québécoise : la psycho-éducation (1940-1970 », Violences juvéniles sous expertise(s) / Expertise and Juvenile Violence, édité par Aurore François et al., Presses universitaires de Louvain, 2011). L’intuition des fondateurs de cette démarche
était notamment d’allier l’accompagnement éducatif et l’accompagnement
psychologique. Ils ont rapidement développé d’importantes collaborations avec
l’université pour étayer leur approche d’éléments théoriques solides (L. Bienvenue et L. Ferretti).
Dès les années 70, le potentiel de développement de l’approche mise en œuvre à
destination de publics autres que les jeunes délinquants s’est imposé. Dans le domaine de la santé, la psycho-éducation s’est développée dans les années
70 auprès des personnes souffrant de maladies psychiatriques chroniques, mais également de pathologies somatiques pour lesquelles le comportement de la personne est un élément important du traitement : diabète, asthme, insuffisance cardiaque…
En psychiatrie, cette notion est définie comme « un processus qui, au-delà de la simple éducation, vise à soutenir émotionnellement le patient et sa famille et à leur donner les moyens de gérer de la façon la plus autonome possible la maladie et ses conséquences personnelles et familiales ».
Pour ce qui est de maladies relevant plus largement du champ de la médecine, on parle plus généralement d’éducation thérapeutique définie par la Haute Autorité de santé en 2007 comme visant à « aider les patients à acquérir ou maintenir les compétences dont ils ont besoin pour gérer au mieux leur vie avec une maladie chronique ». Cette approche a été consacrée par la loi « Hôpital, Patients, Santé et Territoires » du 21 juillet 2009 (articles L. 1161-2 à 4 et R. 1161-3 et s. du Code de la santé publique).
De manière globale, l’approche psycho-éducative repose sur un trépied constitué
d’une dimension pédagogique (délivrance d’une information), d’une dimension
psychologique (écoute, soutient et diminution du fardeau émotionnel) et d’une
dimension comportementale (stratégies spécifiques de modification des
comportements). Or, ces trois aspects semblent particulièrement essentiels dans la réponse aux besoins des mineures en situation de prostitution.
Pourquoi retenir une « approche psycho-éducative » avec les jeunes en situation de prostitution ?
Les adolescentes en situation de prostitution sont aux prises avec des logiques
criminelles élaborées qu’elles n’identifient que rarement – au moins dans un premier temps. Pour autant, du fait de leur jeune âge (moyenne d’âge de 17 ans au sein de nos données), il s’agit d’adolescentes aux prises avec les problématiques propres à cet âge liées à une volonté d’émancipation, de prise de distance avec les parents, une découverte de la sexualité…
À cet égard, le déploiement d’une approche éducative s’impose. Mais elle ne saurait suffire. On a évoqué ce que donnent à voir les jeunes en situation de prostitution en termes de signes de souffrance. Or, si l’on rapproche ces événements des données mises en évidence quant à leurs parcours de vie, on peut faire l’hypothèse que certaines d’entre elles pourraient souffrir de troubles de stress post-traumatique aigu, voire complexe (B. Lavaud-Legendre et C. Plessard, Éléments de compréhension des parcours de vie des mineures et jeunes majeures impliquées dans la prostitution par « Plans » à partir d’une approche pluridisciplinaire, À paraître). Sur ce point, on ne peut que regretter qu’aucune étude ne permette à ce jour de quantifier la proportion des jeunes pour lesquelles un tel diagnostic a pu être posé.
Au regard de ces différents éléments, une démarche de psycho-éducation apparait
comme une piste pertinente pour répondre à leurs besoins.
L’enjeu est non seulement d’apporter des informations aux jeunes concernées pour
qu’elles puissent mieux comprendre leurs réactions, leurs comportements, et partant, qu’elles puissent mieux les anticiper, apprendre à élaborer des stratégies alternatives et réduire ainsi les conduites à risques et/ou mises en danger. Au-delà, la mise en œuvre d’une telle démarche ne peut qu’aider les adultes au contact de ce public.
La délivrance d’une information portant sur les stratégies criminelles mises en œuvre par les proxénètes est importante pour favoriser l’acquisition de compétences visant à désamorcer, à contrer ou à identifier les comportements subis. Cette étape peut être essentielle pour aider la jeune à sortir d’une forme d’enfermement mise en place par le proxénète, mais également à sortir de la culpabilité et du sentiment d’impuissance qui écrasent beaucoup d’entre elles.
Pour ce qui est des jeunes qui pourraient présenter des troubles de stress post-
traumatique, il leur sera nécessaire, pour surmonter ces troubles, de remettre du sens et de la cohérence sur ce qu’elles ont subi. Pour ce faire, la victime aura besoin d’outils pour reconstituer les faits subis, les stratégies criminelles, comprendre leurs émotions, leurs sensations, leurs réactions.
C’est dans ce contexte que le compte Instagram Les_bosseuses vise à partager des
informations sur les pratiques criminelles, les stratégies mises en œuvre par les auteurs, mais également sur les effets de ces comportements sur les victimes et sur les troubles psychologiques possiblement associés. Une information juridique permet en outre d’identifier les comportements qui relèvent de qualifications pénales et d’identifier les droits et statuts de celles et ceux qui subissent de tels comportements.
Pour autant, il n’a en aucune manière vocation à se suffire à lui-même. Il ne pourra
atteindre pleinement ses objectifs, que s’il sert de support à l’accompagnement éducatif ou psychologique afin de servir de support à la mise en œuvre d’une réelle démarche psycho-éducative, dont on a vu qu’elle reposait sur ces trois axes.
Au-delà, le compte Instagram Les_bosseuses peut servir à informer les familles sur ce que vivent ou ont vécu les jeunes.
Pour celles et ceux qui auraient besoin d’aller plus loin dans leur compréhension des mécanismes à l’oeuvre dans la prostitution par Plans, et qui voudraient alors accéder à des ressources scientifiques plus étoffées, le site www.lesbosseuses.cnrs.fr apporte des éléments complémentaires.
(1) B. Lavaud-Legendre (Dir.), Prostitution de mineures – Trouver la justice distance, Chronique sociale, 2022. B. Lavaud-Legendre, C. Plessard, G. Desquesnes, N. Prioa-Lelouey, G. Encrenaz, G. Debruyne, Prostitution de mineures – Parcours de vie des individus impliqués dans la prostitution par plans, halshs-03971210, version 2, B. Lavaud-Legendre, C. Plessard, G. Encrenaz, Prostitution de mineures – Quelles réalités sociales et juridiques ? hal-02983869, version 2 (08-10-2021).
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