Dans son ouvrage "18 ans et bientôt à la rue, plaidoyer pour les jeunes de l'ASE" paru en mars aux Editions Erès, Philippe Gestin analyse les raisons du "lâchage institutionnel de l’État et de la plupart des départements" des jeunes majeurs relevant de l'aide sociale à l'enfance (ASE). Interview.

Quelles principales mesures retenez-vous de la loi du 7 février 2022 relative à la protection des enfants ?

Philippe Gestin. La première mesure est la possibilité de prise en charge des jeunes majeurs après 18 ans lorsqu’ils ont été accompagnés avant 18 ans par l’aide sociale à l’enfance. C’est une avancée. Certains départements qui pratiquaient auparavant "l’âge couperet" avec des prises en charge jusqu’à 18 ans et trois mois évoluent positivement suite à cette loi et prolongent la durée des prises en charge jusqu’à une année supplémentaire. Toutefois, sans les compensations financières de l'Etat, le risque est évident que certains départements restent frileux sur la prolongation des prises en charge des jeunes majeurs. Or, l’Etat a promis - et c’est simplement une promesse - 50 millions d’euros pour un besoin évalué par les instances nationales à 700 millions d’euros. Une autre mesure intéressante est celle du droit au retour à l’ASE pour les jeunes de moins de 21 ans qui ont refusé à 18 ans de prolonger leur accompagnement ou qui n’en remplissaient plus les conditions. Cette disposition existe déjà dans le droit actuel mais le législateur insiste sur cette possibilité, il en fait donc un droit acquis alors que ce n’était que facultatif. Enfin, l'interdiction de l'hébergement en hôtel est une bonne mesure à condition que les chambres d’hôtel ne soient pas transformées en studios pour être les extensions des établissements comme j’ai pu l’entendre dire dans un département.

Dans votre ouvrage, vous mettez en évidence un glissement de la notion de jeune majeur (18/21 ans) à celle de grand mineur (16/18 ans), en raison du passage d’une logique de solidarité à une logique de " lâchage institutionnel". Vous expliquez que les jeunes majeurs issus de l'ASE font l'objet d’une "injonction à l'autonomisation expresse et impérative".

P.G. Pour Rousseau, l'autonomie de l'individu s'appuie d’une part sur une "liberté naturelle", liée à ses propres forces, et d'autre part sur une "liberté civile", c’est-à-dire une autonomie soutenue par la force publique. Dans les politiques en direction des personnes âgées et des personnes handicapées, il existe un soutien de l’action publique pour que ces personnes maintiennent ou développent leur autonomie. Or, pour les jeunes majeurs relevant de l'ASE, le processus est complètement inversé. C’est à l’individu de montrer, en dehors d’une prise en charge globale et d’un hébergement permanent, qu’il est capable avec une allocation de gérer son logement, d’aller à la mission locale tout seul, etc. Cela dégage ainsi le champ politique de l'obligation de soutien à l'autonomie. La prise en charge du jeune s'inscrit dans une notion de contrat et non plus d’aide sociale, avec de forts devoirs, de fortes injonctions à l’autonomie. Il doit réussir par lui-même, pour lui-même, avec ses propres forces, son projet d’insertion. Dans certains départements, lorsque le jeune majeur n’est pas au rendez-vous de ses obligations de départ, le contrat est arrêté. Or, il/elle peut très bien connaître une période dépressive, faire face à difficultés passagères mais se reprendre deux ou trois mois après, grâce à un étayage avec des éducateurs, un psychologue.

"S'il n’y a pas d’obligation de prise en charge, les jeunes majeurs resteront une variable d’ajustement dans les politiques de l’aide sociale à l’enfance".

Ce "lâchage institutionnel " s'explique-t-il par des raisons budgétaires ?

P.G. Il s'agit d'un mouvement de fond beaucoup plus important même si on ne peut pas nier la baisse des ressources fiscales des départements et l'augmentation des demandes d’aide sociale. Il y a des "poches" de publics qui captent moins l’attention de l’opinion et des politiques publiques. Les jeunes majeurs issus de l'ASE sont dans cet espace-là. Ajoutons à cela, l'absence de poids électoral de ces jeunes contrairement à celui des personnes handicapées ou des personnes âgées.
A partir des années 2010, les départements sont passés d’une aide sociale légale reposant sur la "juste appréciation" de la situation individuelle du jeune majeur à une action sociale reposant sur une appréciation collective "tous les jeunes à 18 ans et trois mois" et donc à une aide sociale qui devient de facto facultative. Cela produit du "droit mort" car ce n’est pas le sens que le législateur avait donné aux possibilités de prise en charge des jeunes majeurs. S’il n’y a pas d’obligation de prise en charge, les jeunes majeurs resteront alors une variable d’ajustement dans les politiques de l’aide sociale à l’enfance. Pour des raisons économico-budgétaires, on continuera à sortir les jeunes à 17 ans de leur famille d’accueil, dans lesquelles ils vivaient depuis 10 ans, pour les mettre dans des foyers pendant 6 ou 9 mois et ensuite les sortir vers le droit commun. Dès que l’on privilégie la logique de gestion administrative des places disponibles, on passe un jeune d’une famille d’accueil à un établissement, d’un établissement à la mission locale et l’on n’a pas réalisé l’objectif du schéma départemental qui vise à éviter les ruptures de parcours pour les jeunes à la sortie de l’ASE.

A l'âge couperet de 18 ans pour ces jeunes, vous opposez une logique de seuil de passage à l'âge adulte "comme temporalité nécessaire à l'exercice de l’autonomie ».

P.G. Il y a une notion de seuil de passage à l’âge adulte pour les jeunes qui s’est instauré historiquement dans notre société depuis les années 60 avec la massification de l’enseignement, avec la mise en place de politiques publiques en direction de l’emploi (la création des missions locales, les 80% d’une classe d’âge au bac, la garantie jeune, et aujourd'hui le contrat d’engagement jeune), la possibilité d’avoir des bourses d’études jusqu’à 28 ans. Toute une palette d’outils publics montre qu'il est nécessaire de créer pour les jeunes des seuils de passage à l’âge adulte qui s’étendent sur plusieurs années. La solidarité familiale est très développée dans notre pays : en moyenne, le départ des jeunes du foyer familial est de 24 ans, les liens économiques avec le foyer familial durent jusqu’à 28 ans. Un premier pas a été fait avec la loi sur la protection des enfants du 7 février 2022 avec la possibilité d'un accompagnement jusqu'à 21 ans mais il est nécessaire d’allonger le seuil de prise en charge des jeunes majeurs sortant de l'ASE jusqu’à 25 ans.

Vous alertez sur le phénomène des "entrées sèches" dans l'ASE pour les mineurs non accompagnés (MNA) et sur le "séparatisme" dont ils font l'objet. Quels sont les risques ?

P.G. Il est dangereux de séparer le public des mineurs non accompagnés des autres publics de l’aide sociale à l’enfance. C’est une erreur fondamentale que l’on paiera dans le temps. Rappelons que le secteur de l’aide sociale à l’enfance relève de la Convention internationale des droits de l’enfant au titre de l’universalisme. Dans une recommandation de bonnes pratiques, la Haute autorité de santé met en garde contre ce séparatisme mis en place par les autorités publiques. (1)
Les prix de journée très faibles dans l’aide sociale à l’enfance en France, d'un montant de 50 à 70 euros, sont apparus lors des appels à projets de création de services dédiés aux MNA. En réduisant les prix de journée, la prise en charge de l’aide sociale à l’enfance de ces MNA se limite uniquement à un travail administratif en lien avec les préfectures sur la problématique de la légalité du séjour et à une recherche de travail ou d’apprentissage. Cette approche ne règle absolument pas les problèmes de ces jeunes qui ont connu des traumatismes importants dans leur pays mais aussi sur le chemin de l’émigration, qui présentent des carences affectives, relationnelles, des pathologies du lien. Lorsqu’ils sont dans des services dédiés pour des prix de journée très bas, ces jeunes se retrouvent dans des locations d’appartements dans des zones urbaines difficiles et pauvres, avec un suivi socio-éducatif très minimaliste. Ils vont, de fait, avoir des pratiques très communautaires au niveau de la nourriture, des pratiques religieuses, des fréquentations. Il y a un risque d’avoir des mineurs qui trouvent une forme d’assistance sociale autour des mosquées avec des risques de dérives, de radicalisation alors que la plupart d'entre eux pratiquent un islam traditionnel. Ces jeunes ont besoin d'une prise en charge globale et au long cours. Il n’y a pas un souci de solidarité de la part des politiques vis-à-vis de ce public, il y a surtout l’expression d’une problématique gênante autour de la délinquance, autour de la légalité du séjour.

Faut-il, selon vous, recentraliser l'aide sociale à l'enfance ?

P.G. Il ne faut pas apporter une réponse binaire et tout transférer des départements vers l’Etat. La recentralisation ne signifie pas remettre l’aide sociale à l’enfance dans les directions départementales de l’Etat. Cela veut dire d'une part que l’Etat prend en charge financièrement l’ensemble des dépenses de l’aide sociale à l’enfance et d'autre part qu'il produit du droit obligeant les conseils départementaux à accompagner les jeunes majeurs. Il est important que l’Etat produise de la norme (lois et règlements) qui permette une protection de ces jeunes. Si le législateur veut que l’aide sociale reste un levier d’émancipation, il doit intervenir de manière plus forte. La compétence de mise en œuvre de la protection de l'enfance pourrait tout à fait rester au niveau des départements car il y a des avantages à ce que les actions soient réalisées près du terrain. A condition toutefois que l’Etat, par sa puissance normative, crée une équité sur l’ensemble du territoire national.

 

(1) "L'accompagnement des mineurs non accompagnés dits "mineurs isolés étrangers", Haute autorité de santé, février 2018.

"18 ans et bientôt à la rue, plaidoyer pour les jeunes de l'ASE", Editions Erès, mars 2022, 152 pages, 14,50 euros