À 18 ans, les jeunes sortant de l’aide sociale à l’enfance basculent brutalement vers l’autonomie, alors même que la loi leur garantit un accompagnement jusqu’à 21 ans. Dans un rapport publié le 3 septembre, l’IGAS reprend à son tour un constat déjà formulé par d’autres instances : de fortes disparités entre départements et un besoin d’implication accrue de l’État.
Ils sont près de 34 400 jeunes majeurs à rester suivis par l’aide sociale à l’enfance (ASE) fin 2023, contre 18 500 en 2010. Mais derrière cette hausse se cachent des réalités sombres : une espérance de vie inférieure de vingt ans à celle du reste de la population, plus d’un sur deux sans emploi, sans études ni formation, et un quart des sans-abri qui sont d’anciens placés.
Ces constats figurent dans un rapport de l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS), rédigé en mai et rendu public le 3 septembre. Fruit de près de 400 entretiens menés dans quatre départements — Eure-et-Loir, Haute-Garonne, Puy-de-Dôme et Pyrénées-Orientales —, il visait à mesurer la mise en œuvre de la loi du 7 février 2022, qui devait garantir un accompagnement jusqu’à 21 ans. La conclusion est claire : d’un territoire à l’autre, les pratiques divergent et l’accès à l’autonomie reste une loterie.
Plutôt qu’un bilan national figé, l’IGAS a opté pour une méthode inédite : observer, sur le terrain, comment la loi du 7 février 2022 est réellement appliquée. Quatre départements — Eure-et-Loir, Haute-Garonne, Puy-de-Dôme et Pyrénées-Orientales — ont ainsi été passés au crible à travers près de 400 entretiens avec des élus, des professionnels de l’ASE, des associations et des jeunes concernés. Ce format, expliquent les auteurs, « est nourri de quatre rapports de contrôle départementaux et permet de confronter des constats nationaux à une diversité de pratiques ancrées dans les territoires ». Objectif : identifier ce qui fonctionne, ce qui coince et ce qui disparaît dans les méandres administratifs.
« L'inconditionnalité de l’accompagnement n’est pas toujours respectée »
Des chances inégales selon le département
La Cour des comptes estime le coût de prise en charge d’un jeune majeur à 38 000 € par an. En 2023, cela représente une dépense totale de 1,2 milliard d’euros pour les jeunes bénéficiaires, tous services confondus. Un effort colossal, mais qui ne garantit pas l’égalité. Comme le résume l’IGAS, « les départements accompagnent les jeunes de façon très disparate ».
Les écarts sont flagrants. Le taux de maintien en accueil provisoire jeune majeur (APJM) oscille entre 29 % et 71 %, avec une moyenne nationale de 51 %. Ainsi, « un jeune de Haute-Garonne a deux fois plus de chances d’être accompagné après 18 ans qu’un jeune de l’Eure-et-Loir », notent les inspecteurs. Et l’aide est souvent ponctuelle : les durées d’accompagnement oscillent entre 12 et 25 mois, et les contrats varient fortement d’un Département à l’autre — « certains signent pour huit mois, d’autres limitent à quatre, obligeant à une renégociation régulière ».
Cette réalité contrecarre le droit opposable à l’accompagnement, pourtant confirmé comme inconditionnel par le juge administratif. Sur le terrain, l’accès reste conditionné à un projet socio-professionnel, à un logement autonome ou soumis à un suivi éducatif.

Les contrats jeunes majeurs (CJM), censés favoriser l’autonomie, risquent de se transformer en instruments d’exclusion lorsqu’ils ne sont pas respectés. « Les outils prévus sont partiellement mis en œuvre et l’inconditionnalité de l’accompagnement n’est pas toujours respectée » — d’où ce constat sévère : « malgré un investissement important, l’accompagnement dépend encore du territoire ».
Rendre l’accompagnement vraiment inconditionnel aurait un prix. Pour atteindre un taux de maintien de 71 %, certains départements devraient plus que doubler leurs moyens, quand d’autres n’auraient qu’un petit effort à fournir. À l’inverse, les économies possibles restent inconnues : des titres de séjour délivrés plus rapidement aux anciens mineurs non accompagnés, une meilleure prévention, ou encore un recours accru aux dispositifs de droit commun pourraient réduire la facture. La mission recommande donc de chiffrer ces gains potentiels.
Sur le plan financier, 2023 a marqué un net coup d’arrêt : 3,8 milliards d’euros de dépenses en plus et près de 1 milliard de recettes en moins. Après deux années favorables, les départements replongent dans la contrainte budgétaire. La situation devrait encore se tendre en 2024 avec la baisse de la dotation de l’État (–2,2 milliards pour les grandes collectivités). Une bouffée d’air est annoncée pour 2025, grâce à la possibilité de relever les droits de mutation de 4,5 % à 5 %. Mais cette mesure restera provisoire et ne suffira pas à corriger les déséquilibres structurels.
« « L’État et tous les acteurs contribuant à l’insertion des jeunes […] doivent se mobiliser »
Le rôle de l’État en question
Pour l’IGAS, il ne fait pas de doute que l’État doit jouer un rôle plus actif. « La sortie de l’ASE ne peut pas être l’affaire des seuls départements », écrivent les inspecteurs. La loi du 7 février 2022 a pourtant créé un droit à l’accompagnement jusqu’à 21 ans, mais ce droit, rappellent-ils, « d’essence nationale, oblige l’État à garantir son effectivité ».
Le rapport pointe d’abord une faille de pilotage. « L’absence d’outils communs et l’hétérogénéité des données rendent impossible une vision nationale des parcours ». Aujourd’hui, « seuls un tiers des départements transmettent des données exploitables ». Les inspecteurs insistent : « Sans données homogènes, il n’est pas possible de comparer les pratiques ni d’évaluer sérieusement les politiques menées ».
Face à cette situation, l’IGAS appelle à une gouvernance renforcée : « L’État doit se doter d’une feuille de route nationale assortie d’indicateurs, avec un suivi semestriel en comité interministériel ». Cette approche doit permettre, selon eux, de « donner de la cohérence aux dispositifs locaux » et de mieux coordonner les interventions en matière de logement, de santé ou d’emploi.

Le rapport insiste : l’accompagnement ne peut pas reposer uniquement sur les départements. L’État doit entraîner dans son sillage l’ensemble des institutions de droit commun. « L’État et tous les acteurs contribuant à l’insertion des jeunes […] doivent se mobiliser », rappellent les inspecteurs. Cela inclut le logement, l’assurance maladie, la branche famille, les agences régionales de santé, mais aussi les maisons départementales pour les personnes handicapées.
Pour l’IGAS, seule une action conjointe peut garantir une continuité des droits et éviter ce qu’ils appellent des « ruptures au moment de la majorité ».
« La marche vers le droit commun reste trop haute. Il faut des passerelles, pas des murs »
Allonger l’accompagnement, éviter les « sorties sèches »
Le rapport ne s’arrête pas au constat : il trace des pistes concrètes pour rompre avec la logique actuelle. Première priorité, l’âge limite. À 21 ans, l’accompagnement s’interrompt souvent trop brutalement. Pour l’IGAS, il faut aller plus loin : « Assurer un suivi socio-éducatif jusqu’à 25 ans permet de garantir la bascule progressive dans les dispositifs de droit commun ».
Autre levier, les services de suites pour les jeunes les plus fragiles. Déjà testés localement, ils offriraient un accompagnement souple, sans conditionnalité stricte, afin d’éviter des « trajectoires d’errance émaillées de prostitution et de trafics ». Le coût est chiffré : environ 100 M€ pour les structures de rattrapage et 10 M€ pour les services de suivi.
Les inspecteurs plaident aussi pour des mesures ciblées : rendre obligatoire l’entretien au moment du départ (et non six mois plus tard), transformer le projet d’accès à l’autonomie en outil vivant, et allonger la durée des contrats jeunes majeurs, trop courts et sources d’instabilité.

Le logement est présenté comme la clé de voûte de l’insertion. La priorité d’accès au parc social, inscrite dans la loi de 2022, reste trop souvent théorique. L’IGAS appelle à la rendre effective et à développer des solutions spécifiques : résidences sociales, colocations accompagnées, cofinancées par l’État et les collectivités. « La marche vers le droit commun reste trop haute. Il faut des passerelles, pas des murs », résume le rapport.
Certaines réformes impliquent de mieux mobiliser le droit commun — logement, insertion professionnelle, Sécurité sociale. D’autres supposent des moyens nouveaux : réforme du pécule (10 M€), création de services pour jeunes en rupture de 16 à 25 ans (100 M€), ou déploiement des services de suites (10 M€).
Un coût réel, mais à relativiser : chaque échec de sortie entraîne hébergement d’urgence, RSA, soins, voire dépenses répressives. Investir maintenant dans ces jeunes, c’est aussi limiter la facture sociale et économique de demain.
En conclusion, l’IGAS met l’État face à ses responsabilités : garant d’un droit national, il doit donner aux départements les moyens de l’appliquer réellement. Faute d’un pilotage clair, des milliers de jeunes continueront de passer de la protection à la rupture, plutôt que vers une autonomie sécurisée.
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