Sophie Devineau, Université de Rouen Normandie

La mixité des métiers évolue lentement et s’observe d’abord dans les professions de cadres et les publics très diplômés ; ainsi, 20 % des ingénieurs et cadres techniques d’entreprises étaient des femmes en 2008.

À l’inverse de ce mouvement, le secteur de la petite enfance demeure très féminisé, avec seulement 2 % à 4 % d’hommes en crèche et 10 % en maternelle. C’est le cas aussi du secteur des services, ainsi que des emplois peu qualifiés relevant du triptyque care, cure, clean, soit les métiers du service à la personne, du soin et de l’entretien ménager.

En dépit des objectifs européens en faveur d’une plus grande mixité professionnelle, l’entrée des hommes en maternelle ou en crèche reste donc discrète et mérite que l’on s’y intéresse si on veut en comprendre les freins et les obstacles. Parmi ceux-ci, il faut compter avec le poids d’un héritage patriarcal, assignant les femmes au rôle de maternage et les hommes aux métiers rémunérateurs et de pouvoir.

Beaucoup se satisfont de cet état de fait considérant que c’est dans l’ordre des choses, entendons par là dans l’ordre établi des genres où chaque sexe devrait être à une place inégale qui serait définie par la tradition et la nature.

D’autres souhaitent une société plus ouverte à la complémentarité entre les sexes, comprise comme un atout dans la division sexuée du travail au sein de collectifs professionnels mixtes : les qualités « naturelles » de chacun et chacune enrichissant le collectif, les hommes pouvant apporter leurs goûts et compétences en informatique ou dans certaines activités sportives par exemple, et les femmes déployer leurs aptitudes maternantes.

Au nom du principe égalitaire et en référence aux Droits humains, au droit à la liberté et à la démocratie, d’autres encore cherchent à inventer une société nouvelle, où la distinction entre hommes et femmes n’est plus un repère valable pour distinguer des types de tâches ou de postes de travail.

Comme on peut le voir la pertinence de la question ne va pas de soi pour tout le monde et la manière d’en fonder la visée n’est pas toujours partagée en regard du principe d’égalité.

Masculinités plurielles

Alors que la mixité professionnelle dans tous les secteurs est encouragée par les politiques publiques et considérée comme un levier pour faire avancer l’égalité entre les sexes, il s’agirait ici d’évaluer si ces hommes travaillant dans un secteur féminisé, la petite enfance en l’occurrence, penchent plutôt pour une conviction égalitaire. Cette enquête s’inscrit dans un large programme de recherche, MIXPRIM.

Les résultats de notre enquête reposent sur l’analyse de 75 entretiens biographiques menés auprès d’hommes exerçant en crèche ou en maternelle. Leur profil sociologique révèle des masculinités plurielles, moins cantonnées aux injonctions à la virilité. Leur socialisation familiale a été suffisamment ouverte pour leur permettre de s’orienter vers la petite enfance.

Pour les plus jeunes, qui ont choisi d’emblée un parcours de formation pour accéder à ces métiers, cela constitue une manière de réussir. Pour les plus âgés s’étant reconvertis, ce secteur représente une voie de sortie de métiers plus typiquement « masculins », jugés plus durs et plus compétitifs, comme le bâtiment, le commerce ou l’ingénierie. Ils disent y trouver un havre de paix, un univers enfantin où ils apprécient la relation humaine et le « care ».

Compte tenu de ces caractéristiques plus ouvertes sur les progrès de l’égalité entre les sexes, et du fait d’un contexte politique national et européen très favorable, on pouvait s’attendre à observer une réelle évolution dans les attitudes et les discours de ces hommes. Si c’est en partie vrai, leurs manières de vivre les situations de travail restent toutefois prisonnières des stéréotypes de genre. Par exemple, il n’est pas rare d’y rencontrer encore des jugements dépréciatifs du type : « Une crèche c’est un nid de vipères ! Quand on est un homme, tous ces petits trucs nous passent au-dessus de la tête. »

Représentations clivées

De plus, l’horizon masculin est celui de la complémentarité « naturelle » entre les sexes : leur réflexion se déploie à partir de représentations très clivées du genre conçu sur le mode dichotomique homme/femme. La force physique, les manifestations de l’autorité sont souvent convoquées comme autant d’atouts naturels des hommes : « Le fait que ce soit un directeur homme ça peut faciliter les choses avec les parents parce que voilà c’est un homme, il peut être méchant ».

Des représentations partagées par leurs collègues femmes qui les accueillent à bras ouverts : « Pendant un remplacement dans une crèche on m’a dit : un homme enfin ! Tu vas pouvoir crier très fort pour que les enfants se calment. » L’équilibre entre les sexes représente un idéal à atteindre : « Dans ma classe, ça fait un peu couple, on reproduit le modèle familial papa-maman. »

Cela permet aussi de justifier l’entrée des hommes dans ces métiers selon une posture de réparation de ce qui serait néfaste aux enfants, comme les familles monoparentales. Un paternalisme débonnaire qui n’empêche pas ces hommes de se dire favorables à l’égalité entre les sexes et d’être pétris de bonnes intentions. « Nous en tant qu’hommes, on a cette place de régulateur on va dire » ; « La mixité, ça évite les histoires de bonnes femmes. Avec un homme on rigole plus. »

Ainsi, les hommes promeuvent la mixité mais ils le font sur la base de la complémentarité et non de l’égalité, autrement dit ils ont intérêt à démontrer qu’ils apportent des compétences et « qualités » spécifiquement masculines dont la petite enfance a besoin.

Ils bénéficient de bonnes opportunités pour accéder rapidement à des postes de direction, reproduisant alors la hiérarchie sexuée des statuts plus élevés pour les hommes. C’est ce que Christine L.Williams de l’université du Texas nomme « l’escalator de verre » par opposition au « plafond de verre » qui bloque les carrières ascendantes des femmes vers des postes à responsabilités.

S’inscrire dans un héritage

Sans soutien institutionnel ni formation spécifique des équipes, ils explorent avec leurs collègues femmes aussi désarmées qu’eux un nouvel univers mixte de travail avec les cadres anciens de pensée, et tentent de bricoler une pratique professionnelle encore soumise aux rôles sociaux de sexe. En sorte que cette politique de mixité se révèle en l’état peu propice au développement de l’égalité professionnelle.

Tant que les hommes entreront en crèche et en maternelle en étant persuadés qu’ils apportent des compétences et des « qualités » spécifiquement masculines dont la petite enfance a besoin, l’éducation restera bloquée dans la différence entre les sexes au sein des équipes et comme modèle renvoyé aux jeunes enfants.

Au contraire, ils devraient comme leurs collègues femmes être formés à s’inscrire dans l’héritage de la longue histoire pédagogique de la petite enfance forgée par les pionnières, notamment Pauline de Kergomard et Maria Montessori. Et au même titre que les femmes, contribuer à une éducation égalitaire. En somme, l’ouverture de la petite enfance aux hommes est une bonne chose, mais à la condition qu’elle soit accompagnée par un programme de formation aux études de genre solide.

Sophie Devineau, Professeure des universités en sociologie, Université de Rouen Normandie

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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