Quel est le rapport des jeunes de quartiers populaires à l’école ? Comment ces personnes racontent-elles leur orientation scolaire quand les difficultés économiques limitent le champ des possibles ? Que signifie à leurs yeux « réussir », et quel rôle leur scolarité joue-t-elle dans cette trajectoire ? Ce sont des questions que nous avons documentées au cours de la recherche participative Pop-Part (2017-2022), qui portait plus largement sur les pratiques et les représentations des jeunes de quartiers populaires dans dix villes franciliennes.

L’analyse des données recueillies lors d’entretiens semi-directifs conduits dans deux de ces villes, Corbeil-Essonnes (11 entretiens) et Pantin (13 entretiens) nous aide à comprendre comment ces jeunes font face de manière très diversifiée à l’injonction actuelle d’être « entrepreneur de soi-même », dans le contexte de la « nouvelle école capitaliste ». Cette méthode nous permet de tenir compte à la fois de leurs trajectoires objectives, mais aussi de la manière dont elles nous sont présentées en entretien.

Orientations subies et stratégies

Certaines des personnes interrogées insistent sur leurs difficultés, leurs incertitudes, les contraintes qui pèsent sur elles (injustices, discriminations, orientations subies…). D’autres se montrent très sûres d’elles, racontent comment elles ont développé des stratégies pour passer avec succès les étapes leur permettant de « réussir » leurs études (en évitant des établissements aux faibles taux de réussite ou à la mauvaise réputation, en faisant des choix d’orientations dans des secteurs vus comme favorables à l’insertion professionnelle…).

Par exemple, alors que l’un (Mathieu, 23 ans, Pantin) se raconte comme un « homme d’affaires », qui maîtrise sa trajectoire et met tout en œuvre pour, in fine, vivre de sa passion, la photo, une autre (Chaïma, 21 ans, Corbeil-Essonnes) relate son orientation subie, l’arrêt de ses études pour aider financièrement sa famille, et évoque longuement les discriminations liées au port du voile au lycée puis dans le monde professionnel.

Ces variations s’expliquent par la diversité de la jeunesse des quartiers populaires, constituée d’individus aux positions sociales hétérogènes, du point de vue de l’âge, du genre, des situations économiques et familiales, mais aussi du parcours migratoire et de la religion. Elles révèlent le clivage entre les classes populaires stabilisées par l’emploi, et celles plus précaires aux situations parentales marquées par le handicap, les maladies professionnelles, le chômage, les séparations des parents, etc.

Alors que ces jeunes partagent une expérience commune des inégalités et de la stigmatisation (territoriale, raciale, religieuse…), elles et ils font ainsi preuve d’une plus ou moins grande capacité à réinterpréter les contraintes en opportunité pour se sentir et se dire maîtres ou maîtresses de leur trajectoire et, partant, pour se conformer à ce que le système scolaire attend des élèves.

Un parcours d’obstacles

Venir de la classe populaire, habiter un quartier populaire, être racisée ou racisé, mais aussi, pour certaines, être une femme, constituent autant de stigmates qui impliquent pour les personnes qui en sont porteuses de montrer qu’elles sont en capacité de « s’en sortir malgré tout ».

Si le poids de ces stigmates n’est pas également mis en avant dans les récits recueillis, il apparaît systématiquement, comme une toile de fond qui conditionne le rapport à la scolarité. Qu’elles soient racontées sur le mode de la maîtrise ou en soulignant leur caractère subi, les trajectoires ont dès lors en commun de ressembler à un parcours d’obstacles.

Certains jeunes subissent leurs trajectoires et les présentent comme telles, en mettant notamment en scène l’opposition entre leur volonté individuelle et la volonté de l’institution scolaire. D’autres ont dû faire face à de multiples reprises à des orientations subies, mais ne les présentent pas de cette façon et soulignent, par exemple, l’intérêt des filières professionnelles ou celui des affectations APB ou Parcoursup. D’autres enfin racontent les grands plans d’orientation mis en œuvre et l’énergie débordante déployée pour développer des tactiques ou des stratégies scolaires leur permettant de naviguer contre les itinéraires scolaires auxquels elles et ils étaient a priori destinés au vu de leurs caractéristiques sociales.

« Jeunes de quartiers, le pouvoir des mots », Jeanne Demoulin et Bénédicte Madelin, collectif Pop-part (Observatoire régional de l’intégration et de la ville, 2022).

Un obstacle majeur que l’on aurait pu attendre, celui des conditions matérielles (logement, mobilités, ressources économiques), est le plus souvent masqué dans les récits. On peut interpréter comme de la pudeur, la discrétion à ce sujet étant commune aux réponses tout au long de la recherche. On peut y lire aussi la volonté de ne pas se présenter comme victime mais plutôt comme actrice ou acteur de sa trajectoire. Or, ces trajectoires sont marquées par une précarité économique plus ou moins forte, qui limite l’espace des possibles scolaires et professionnels.

Définir la réussite

La scolarité apparaît pour toutes les personnes interrogées comme un passage obligé, qui sera considéré comme réussi dans la mesure où il leur aura permis d’accéder à l’avenir rêvé.

Dans leurs discours, le plaisir et l’intérêt viennent après, une fois les bancs de l’école derrière elles. La réussite se caractérise alors par une vie libérée des contraintes institutionnelles auxquelles elles ont dû faire face durant leur scolarité. Si l’avenir idéal est décrit différemment suivant les positions sociales des jeunes, des traits communs apparaissent. Ainsi, le triptyque famille -logement-travail constitue un socle commun des critères de réussite, même si les contours (nombre d’enfants, type de logement, nature du travail) varient.

Boubacar (23 ans, résidant à Corbeil-Essonnes) place par exemple ce triptyque – « travailler […] prend(re) (s)on appartement […] fai(re) sa vie avec (s)a femme » – comme horizon pour sortir de sa condition actuelle, pour « se sortir de là ». Oumy (20 ans, résidant à Corbeil-Essonnes) a une vision plus précise de son idéal, qui repose néanmoins sur cette même base : « ouvrir ma propre entreprise dans un quartier ou un (autre) pays », être « quelqu’un qui se fait respecter […] qui a eu un lourd passé au niveau travail et qui s’en sort », « mariée avec trois enfants maximum ».

À l’instar des projets d’Oumy, monter son entreprise est souvent présenté comme un horizon libérateur, permettant de choisir le domaine dans lequel on travaille, la manière dont on organise son travail et le lieu où l’on travaille. Une telle projection dans l’entrepreneuriat permet de déconstruire une lecture fataliste, dans laquelle la trajectoire serait tracée d’avance par des mécanismes de domination socio-économiques, et d’ouvrir des possibles.

Dans tous les cas, l’enjeu n’est pas alors d’abord de correspondre aux critères dominants de la réussite sociale, mais d’être bien, de ne pas avoir à renier ses convictions, d’avoir choisi sa situation, même si elle ne correspond pas à une trajectoire d’ascension sociale ou n’est que faiblement désirable socialement.

Les récits des jeunes de quartiers populaires enquêtés montrent ainsi combien la négociation avec les normes sociales de « réussite » professionnelle ou familiale se construit au singulier et au quotidien. Cette négociation interroge les formes de requalifications (matérielles et symboliques) dans les quartiers populaires, parfois paradoxales dans leur relatif ajustement aux discours dominants sur la réussite individuelle.


Ce texte a été rédigé par Jeanne Demoulin et Leïla Frouillou avec le Collectif Pop-Part.

Jeanne Demoulin, Maîtresse de conférences en sciences de l'éducation, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières et Leila Frouillou, Maîtresse de conférences en sociologie, Université Paris Nanterre – Université Paris Lumières

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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