Yaëlle Amsellem-Mainguy, Université Paris Cité et Laurent Lardeux, Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire

Fragilisée par le virus mais responsable de sa propagation par sa supposée désinvolture. Derrière cette image ambivalente de la jeunesse, diffusée par les médias depuis le printemps 2020, se cache une réalité ancienne que la crise sanitaire ne fait qu’exacerber : précarité financière, anxiété et mal-être, études bousculées, difficultés d’insertion professionnelle, départ différé du foyer parental.

Dans « Jeunesses – D’une crise à l’autre », publié le 3 mars 2022 aux Presses de Sciences Po, sociologues, politistes et démographes explorent les inégalités qui ne cessent de se creuser avec les autres générations, et au sein même de la jeunesse, depuis la crise économique de 2008. En les passant au crible du genre, de la classe sociale, de l’origine ethnoraciale et du territoire, ils pointent une grande hétérogénéité de situations et de positions, notamment vis-à-vis de la crise sanitaire et dans la relation à l’État. Dans cet extrait, Yaëlle Amsellem-Mainguy et Laurent Lardeux, coordinateurs de l’ouvrage et chargés de recherche à l’INJEP (Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire), reviennent sur la manière dont la crise sanitaire a affecté l’accès des jeunes.


Si les jeunes connaissent des parcours d’accès à la vie adulte de plus en plus complexes et désynchronisés, c’est d’abord en raison d’un accès tardif à l’emploi stable dont non seulement l’échéance a été repoussée de plusieurs années au cours des dernières décennies, mais qui est devenu pour beaucoup de jeunes réversible et sélectif, caractérisé par de multiples allers-retours des études à l’emploi, mais aussi de l’emploi au chômage ou à l’inactivité, d’un emploi stable à un emploi précaire. Dans un contexte de crise et de mutations importantes de la société française, l’élévation du niveau de diplôme se croise avec la dégradation tendancielle du marché du travail conduisant à un accroissement du chômage et de l’emploi précaire chez les nouvelles générations, lesquelles apparaissent nettement plus sensibles aux variations conjoncturelles que les autres générations actives.

Des jeunes plus exposés aux modifications structurelles et aux variations conjoncturelles du marché du travail

En même temps que l’allongement des études a contribué à retarder l’âge d’accès à l’emploi stable, le diplôme, bien que restant la première protection contre le chômage, n’est désormais plus une garantie suffisante pour se prémunir des risques de l’inactivité et de la précarité face à l’emploi. C’est ainsi que l’âge d’accès au premier emploi stable a été retardé au cours des dernières décennies pour l’ensemble des jeunes, diplômés comme non-diplômés. Et pour ceux qui parviennent à trouver un emploi, le taux de précarité (part d’emploi en intérim, CDD, apprentissage) est également en forte augmentation depuis quarante ans, touchant là aussi davantage les jeunes (Jauneau et Vidalenc, 2020). Au cours des quarante dernières années, le taux de précarité des 15-24 ans est passé de 17 % en 1982 à 54 % en 2018 avec plusieurs accélérations conjoncturelles en période de crise économique : face aux incertitudes de la conjoncture économique, les entreprises font d’abord le choix de contrats courts parmi le contingent de nouveaux diplômés, sans emploi, et constituant une main-d’œuvre malléable et disponible.

Source : Insee Enquête emploi. Champ : personnes actives de 15 ans ou plus vivant en logement ordinaire. France métropolitaine avant 2014, puis France hors Mayotte depuis 2014. Lecture : en 1975, 7 % des personnes actives âgées de 15-24 ans étaient au chômage. Note : taux de chômage entendu au sens du BIT. Fourni par l'auteur

Cette lente dégradation des trajectoires professionnelles des jeunes, avec ses répercussions en termes d’allongement de l’âge d’accès à l’autonomie, a été progressive au cours des dernières décennies avec toutefois plusieurs accélérations conjoncturelles observées à chacune des crises économiques, témoignant, s’il en était besoin, de la plus forte dépendance de l’emploi des jeunes aux variations du cycle économique. La figure 1 met en évidence l’évolution par tranche d’âge du taux de chômage depuis 1975 et montre bien que la situation n’est pas nouvelle, les jeunes étant, depuis une quarantaine d’années, les premiers exposés aux mutations structurelles qu’a connues le marché du travail. Ils sont aussi les premiers affectés par les situations de crise dont on voit, pour chacune d’elles (1973 ; 1979 ; 1990 ; 2008), les effets importants sur le taux de chômage durant les années qui suivent les périodes de récession, avec une augmentation qui se révèle nettement supérieure aux autres classes d’âge. Bien que des rattrapages puissent s’observer aux sorties de crise, les réajustements n’ont jamais été aussi importants que les accélérations subies, conduisant à un accroissement de l’écart constaté entre les jeunes et les autres générations actives. La situation des jeunes sur le marché du travail s’est ainsi fortement dégradée depuis une quarantaine d’années, en multipliant par 4 le taux de chômage des jeunes (24 % avant la crise sanitaire contre 6 % en 1975).

La crise du Covid a suspendu pendant de longs mois la sociabilité étudiante, si importante pour la construction personnelle des jeunes.Shutterstock

Si les nouvelles générations rencontrent des difficultés spécifiques d’insertion professionnelle en commun, avec une plus ou moins grande exposition aux crises économiques, des disparités fortes restent observables entre diplômés et non-diplômés. Le nombre d’années d’études, la spécialité du diplôme, voire sa filière d’accès jouent de ce point de vue un rôle central dans la qualité de l’insertion dans l’emploi. À titre d’exemple, l’enquête Génération réalisée par le CEREQ révèle que les non-diplômés mettent en moyenne un an pour accéder à leur premier emploi en CDI, contre 3,3 mois pour les diplômés du supérieur. La surexposition au chômage des moins diplômés se trouve par ailleurs renforcée pendant les périodes de crise, comme cela a été le cas au cours des années qui ont suivi la grande récession de 2008. En comparant les générations sorties du système éducatif en 2004 et 2007 trois ans après (donc en 2007 et 2010), l’enquête génération réalisée par le Céreq avait permis de prendre la mesure des effets de la crise sur les jeunes : près d’un jeune actif non diplômé sur deux de la génération de 2010 se déclarait en recherche d’emploi, contre un sur trois de la génération 2004 (Épiphane et coll., 2019).

Bien que ce plus fort taux de chômage des jeunes, et plus particulièrement les moins diplômés d’entre eux, se retrouve dans la plupart des pays européens, la spécificité de la France se situe principalement dans le taux d’activité des jeunes (qui se rapporte à l’ensemble de la classe d’âge et non aux seuls actifs) inférieur de 4,5 points à la moyenne européenne. Une particularité française qui ne s’explique pas seulement par les difficultés d’insertion des jeunes, mais aussi par des études plus longues. Cet allongement, que l’on retrouve dans plusieurs pays européens, oriente vers le haut les dynamiques d’aspiration des nouvelles générations.

Les effets de la crise sanitaire sur les conditions d’entrée sur le marché du travail

Les conséquences économiques de la crise sanitaire de 2020 s’annoncent lourdes et en particulier pour les jeunes qui voient à nouveau le marché du travail se précariser dans un pays continuant d’ériger le contrat à durée indéterminée en « Graal », dans la mesure où il conditionne les prêts bancaires et l’accès au logement (Beaud, 1996). Dans cette période de transition vers l’âge adulte, où se construit habituellement l’apprentissage de l’autonomie résidentielle et financière, mais aussi affective et conjugale, 39 % des 18-24 ans déclarent au cours de la crise sanitaire avoir perdu des revenus, 44 % se sentent isolés et 32 % craignent de ne pas pouvoir payer leur loyer (Lambert et coll., 2020).

Par ailleurs, s’agissant plus spécifiquement des jeunes actifs, ils sont souvent parmi les plus touchés en période de crise économique en raison de leur entrée récente sur le marché du travail et de leur situation professionnelle fragile. Plus souvent embauchés en contrats courts ou précaires (intérim, contrats aidés, contrats à durée déterminée), les jeunes servent plus que les autres de « variables d’ajustement ». Une situation récurrente en période de ralentissement économique qui s’est rapidement confirmée au cours de la pandémie.

Selon l’enquête EpiCov, les jeunes entrants sont aussi plus souvent passés par des périodes de chômage partiel ou technique que les actifs plus âgés : en mai 2020, 46 % des 18-24 ans avaient en effet rencontré une période de chômage alors que les actifs de plus de 25 ans étaient 35 % à avoir été dans cette situation (Amsellem-Mainguy, Francou et Vuattoux, 2021). De même, en observant le nombre d’inscrits à Pôle emploi en catégorie A, la hausse entre janvier et décembre 2020 a là aussi été plus marquée chez les moins de 30 ans (+10,1 %) que pour les 30 ans et plus (+8,2 %) (Blaize et coll., 2021).

Un écart qui s’explique notamment par le fait que les jeunes nouveaux entrants sont moins souvent cadres que les autres, et donc plus susceptibles d’être touchés par le chômage partiel en période de confinement : 6 % des 18-24 ans sont cadres contre 21 % des 25 ans ou plus (Givord et Silhol, 2020). Au-delà du statut occupé pouvant expliquer ces écarts, les jeunes se retrouvent plus souvent dans des secteurs d’activité parmi les plus concernés par l’activité partielle, à l’image des emplois dans l’hôtellerie et la restauration qui ont été arrêtés au cours du premier confinement. On notera que les écarts entre les moins de 25 ans et les autres actifs plus âgés se sont ensuite avérés nettement plus réduits au cours du second confinement en novembre 2020 à la faveur de la réouverture des cafés et restaurants.

Depuis les périodes de confinement, des différences sont apparues entre jeunes hommes et jeunes femmes, révélatrices d’une distribution différenciée selon le sexe dans les différents secteurs d’activité. Le taux d’emploi des hommes de moins de 30 ans a ainsi été réduit de 1,1 point entre fin 2019 et fin 2020, alors qu’il est dans le même temps resté stable chez les femmes du même âge, du fait qu’elles sont plus représentées dans les secteurs moins exposés à la crise (dans les métiers comme l’administration publique, l’enseignement, la santé et l’action sociale). Selon une étude de la Dares publiée en septembre 2021, 35 % des femmes de moins de 30 ans en emploi exercent de telles activités, contre 14 % des hommes de cette tranche d’âge (Blaize et coll., 2021).

Nous avons également souligné le rôle protecteur du diplôme en période de crise qui, sans être une garantie suffisante pour prévenir le chômage et la précarité de l’emploi, réduit la possibilité d’y être exposé. Le taux d’emploi des jeunes sans diplôme de moins de 30 ans a diminué de 1,4 point contre 0,5 point pour l’ensemble des moins de 30 ans entre fin 2019 et fin 2020 (Blaize et coll., 2021). Mais l’effet protecteur du diplôme est de plus en plus à nuancer dans une situation tendue au regard de l’emploi : au sein même des jeunes diplômés, des variations peuvent subsister entre types de diplôme, filières et selon les territoires. Les jeunes ruraux par exemple, et particulièrement les jeunes femmes, subissent à cet effet un plus faible « rendement » du diplôme si elles et ils souhaitent demeurer dans leur territoire d’origine.

Par ailleurs, dans un contexte de crise sanitaire où l’activité a été réduite non pas tant en raison du ralentissement économique que du confinement et de la fermeture totale ou partielle de certains secteurs d’activité (commerces, cafés, restaurants et activités touristiques principalement), les effets de la crise ont pu rebattre certaines cartes, à l’image des métiers du bâtiment et de la construction qui ont rapidement repris après le premier confinement quand d’autres secteurs sont restés sinistrés (communication, événementiel par exemple). Comparativement à une crise économique durable où les effets sur l’emploi des jeunes ont des répercussions sur le temps long, la crise sanitaire et le ralentissement économique qui lui est associé ont engendré sur une année de fortes variations avec des indicateurs devenus au fil des mois plus optimistes, bien que souvent en « trompe-l’œil ».

The Conversation

Yaëlle Amsellem-Mainguy, Chargée de recherche à l’Institut national de la jeunesse et de l’éducation populaire, associée au CERLIS et à l’INED (unité Genre, sexualité, inégalités), Université Paris Cité et Laurent Lardeux, Chargé d'études et de recherche, sociologue, Institut national de la jeunesse et de l'éducation populaire

Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’article original.

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