Billet de Jean-Pierre Rosenczveig, Magistrat honoraire, ancien président du tribunal pour enfants de Bobigny et membre du bureau du Conseil national de la protection de l'enfance (CNPE) publié le 24 août sur son blog.  

La dernière proposition du ministre de l’Intérieur visant à faire appel à l’armée pour prendre en charge de jeunes délinquants ne manque pas de faire polémique. Elle recouvre pourtant nombre de sujets qui mériteraient d’être saisis sérieusement par-delà les effets d’annonce.

Le social encore discrédité

Déjà cette initiative trahit le doute de certains politiques à l’égard de dispositifs classiques et de leurs acteurs sur la manière de faire face à ces situations. On doute des travailleurs sociaux, ceux de la PJJ comme du secteur associatif, pour prendre en charge des jeunes qui appelleraient à des réponses coercitives. Au risque d’une incohérence : si ces jeunes, notamment dans les territoires d’outre-mer, de Mayotte et de la Guyane explicitement visés, commettent des faits graves comme des attaques à la machette, ils relèvent d’abord de la justice pour ces actes délictueux, gravissimes sinon criminels. Elle ne manquera pas de les condamner à des peines coercitives, voire prendra en attendant des mesures de privation de liberté. Le nouveau code de la justice pénale des mineurs, adopté sous un gouvernement où M. Darmanin figurait déjà, ne permet-il pas une réponse rapide et ferme ? Le procès fait aux travailleurs directement ou via les juges des enfants interpellés pour laxisme n’est pas d’aujourd’hui.

On met en cause la capacité des institutions sociales pour intervenir et offrir des structures contenantes à des jeunes violents ; on se trompe. Pour autant reste à réunir les moyens nécessaires pour les faire fonctionner à plein régime et indéniablement on s‘est mis en situation de ne plus les trouver en toutes circonstances à la hauteur, en nombre et en qualification.

On doute aussi de l’efficacité de ces interventions. Or, les quelques travaux dont on dispose (1) démontrent que l’efficacité de l’intervention judiciaire et éducative est bien supérieure à la représentation que l’on s’en fait communément. Dans 8 cas sur 10, un jeune suivi par un juge et la PJJ n’est plus délinquant à sa majorité. On peut faire (un) peu mieux - le 100% est impossible -, mais c’est quand même pas mal et surtout bien mieux que ce que l’on dit communément !

En d’autres termes, si l’idée de M. Darmanin était cautionnée par le gouvernement on devrait y voir un nouveau mauvais coup contre les travailleurs sociaux et le travail social en général discrédités aux yeux des politiques. Du plus mauvais aloi quand on est aux abois pour recruter ou maintenir en fonction des professionnels !

"La pauvreté est dans la République. Le problème social est majeur. Comme en Guyane, nous sommes assis sur une bombe à retardement."

La réponse proposée est-elle, elle-même, à la hauteur du problème à traiter ?

Avec la création d’un ou deux, voire trois ou quatre centres éducatifs fermés pouvant accueillir une dizaine de jeunes à Mayotte imagine-t-on répondre aux problèmes sociaux, et dès lors sécuritaires, auxquels l’île est indéniablement confrontée de longue date pour des raisons bien connues ? Les 6000 enfants n’y seraient pas scolarisés, nombre d’enfants avec ou sans leurs parents vivent dans des bidonvilles. La pauvreté est dans la République. Le problème social est majeur. Comme en Guyane, nous sommes assis sur une bombe à retardement. On rappellera encore que ce n’est que depuis peu que des moyens financiers courants ont été rétablis par l’Etat à la collectivité territoriale. Bien évidemment ces budgets sociaux demeurent largement insuffisants à développer une politique d’action sociale digne de ce nom. On serait effaré en se faisant présenter les moyens réels dont disposent les services mahorais de protection de l’enfance ! Un vrai plan s’impose. Il a été élaboré, reste à l’adopter et à le décliner.

Doit-on ajouter que le problème, même moins aigu, ne se pose pas qu’en Guyane ou à Mayotte ? Dans nombre de territoires métropolitains, les familles en difficulté sont laissées livrées à elles-mêmes. Les dispositifs sociaux de proximité s’y sont estompés, voire ont disparu. Par exemple, 17 départements n’ont plus de prévention spécialisée, c’est-à-dire d’éducateurs qui vont au contact des jeunes, là où ils sont, dans la rue, les caves ou les réseaux sociaux pour nouer une relation. Il ne faudra pas s’étonner dans 5 à 10 ans de ce que nombre de jeunes enfants et adolescents aujourd’hui livrés à eux-mêmes, fréquemment dans la toute-puissance donc dans la violence, soient source d’insécurité majeure avec le recours à la violence. On disposera d’un beau code pénal pour y faire face, mais pas … de travailleurs sociaux.

Après un déplacement à Mayotte, le ministre de la Justice avait déjà annoncé la création à horizon 2024 d’un CEF. On admettra que l’on doive aller plus vite. Le ministre de l’Intérieur a-t-il les moyens d’accélérer le mouvement, voire de l‘amplifier ? Sachant comme on l’a dit, que même s’il créait une demi-douzaine de structures sur la seule île de Mayotte il ne résoudrait aucun problème de fond.

On rappellera là encore que Jacques Chirac en 2002 promît un CEF par département avant d’en rabattre singulièrement. En 2017, E. Macron - comme F. Hollande en 2012 - promettait d’en doubler le nombre dans le cadre de sa campagne électorale. Vingt ans plus tard à peine une cinquantaine existe, qui accueille entre 8 et 12 jeunes, l’expérience démontrant que la structure est elle-même menacée dans son fonctionnement au-dessus de 8.

On se doit au passage de pointer deux éléments majeurs.

  • D’abord une donnée financière : le prix de journée est élevé par jeune accueilli du fait du taux d’encadrement : entre 6 à 800 euros soit 120 000 euros par jeune pour un séjour de 6 mois environ.
  • Ensuite on a toujours quelques doutes sur l’efficacité à long terme de ces structures pour "réinsérer" des jeunes. Heureusement à ce prix et avec 27 personnels affectés on obtient quelques résultats. Mais on aimerait en savoir plus avec une vraie étude longitudinale et comparative. Comment imaginer de remonter en quelques mois une pente descendue sur une douzaine d’années ! Même à Lourdes certains miracles sont impossibles. Tout au plus peut-on aider à ces jeunes laissés à eux-mêmes, souvent nihilistes et qui doutent fondamentalement du monde adulte, à rétablir un peu d’estime de soi. On peut aussi leur ouvrir des perspectives en éclairant le travail à engager. Démarche ambitieuse pour des travailleurs sociaux. Comment imaginer que l’armée y parviendra avec son fonctionnement de base. Projette-t-on d’ouvrir des camps, à l’américaine, où on veillerait à faire crapahuter des jeunes ? Est-ce la voie de la socialisation ?
"Il ne s’agit pas de mater des jeunes en conflit avec la loi par une vie à la dure mais de les accompagner, de gagner leur confiance en mobilisant des hommes et des femmes qui partagent du temps de vie ou un projet."

L’idée de mobiliser l’armée ne date pas d’aujourd’hui. On se souvient déjà des propos de Ségolène Royal en 2006 pour lui faire accueillir des jeunes délinquants (2) voire en 2011-2013 pour intervenir carrément en suppléance de la police dans « les quartiers » de Marseille relayant une autre élue de gauche, la sénatrice Samia Ghali.

Et puis il y a déjà eu des démarches en ce sens. En 1982-1984 dans le démarrage des Opérations d’été aujourd’hui appelées V.V.V. (Ville, vie, Vacances) nous avions mobilisé, entre autres compétences techniques, des centres de formation de l’armée pour accompagner en toute sécurité des jeunes prédélinquants à des activités à risque, les amenant à se dépasser et à compter sur les adultes (plongée, moto, escalade, saut en parachute). La démarche des EPIDES [Etablissement pour l'insertion dans l'emploi] et des Écoles de la deuxième chance qui accueillent des jeunes de plus de 16 ans délinquants s’appuie aussi sur un encadrement militaire accentué.

Reste que ce n’est pas l’ "institution armée" qui est mobilisée en tant que telle mais des citoyens ayant la culture militaire comme on fait ailleurs appel à des policiers actifs ou retraités dans l’Aude sous l’égide de Bruno Pommard, ancien responsable du RAID ou à des polytechniciens en Bretagne. Dans les OPE ce furent des pécheurs de l’Ile de Ré. En quelque sorte, on fait appel à des militaires détachés dans des structures civiles comme le faisait depuis 1996 – l’amiral Brac de la Perrière jusqu’en 2004 où le ministère de la Défense - RPR- a refusé à JET [Jeunes en Équipes de Travail ] les facilités accordées jusque-là.  Dans toutes ces initiatives ponctuelles, il faut voir une démarche citoyenne développée avec un réel succès. Il faut la consacrer, mais l’armée, pas plus que la police, n’est pas habilitée dans la protection de l’enfance !

Il ne s’agit pas de mater des jeunes en conflit avec la loi par une vie à la dure mais de les accompagner, de gagner leur confiance en mobilisant des hommes et des femmes qui partagent du temps de vie ou un projet. Ce dont ces jeunes manquent c’est bien d’adultes de référence en lesquels s’identifier. Ils en ont généralement été privés très tôt, quand certains n’en ont jamais eus.

Reste donc à M. Darmanin à assumer ses annonces et à préciser ses objectifs. Il pourrait se référer au rapport armées justice, remis par la Mission d’appui à un partenariat Justice Armées réunissant des Inspecteurs généraux des armées et la PJJ, qui avance des pistes plus raisonnables et réalistes comme la création d‘une réserve de la PJJ dans laquelle serait admis d’anciens militaires mobilisables par les équipes de la PJJ, la multiplication des stages au sein de l’armée, etc. On n’hésite pas à promouvoir ce qui aurait suscité, voici deux décennies, un mouvement de grève au sein de la PJJ  -  à « promouvoir une méthode d’encadrement d’inspiration ou de culture militaire ». Mais on n’en est pas à suggérer de confier des jeunes à l'armée !

Il est certain que des jeunes peuvent être violents, voire extrêmement dangereux.
Il est hors de question de nier cet état de fait. Les centres éducatifs fermés ont été créés en 2002 pour y faire face quand la prison ne s' impose pas. Même si la délinquance juvénile depuis quelques années décroit, une part non négligeable s’accompagne de faits de violence, y compris de violences graves. On se doit de réagir sinon de prévenir. Pour autant, autrement que par des mouvements de jugulaires.

"Un véritable accord Etat-collectivités territoriales doit être recherché, adossé à l’expertise des professionnels et des gens de terrain."

Tout simplement on est choqué devant l’image stigmatisante renvoyée des Ultramarins pour lesquels le ministre entend spécialement faire appel à l‘armée : ils sont justes bons à ce qu’on leur envoie l’armée pour juguler leurs enfants ? Un relent de colonialisme ?

Une nouvelle fois le ministre de l’intérieur n’est-il pas allé trop vite après son déplacement à Mayotte ? Il tombe dans le camp sécuritaire à courte vue quand des projets plus ambitieux et pertinents sont sur la table. La facilité et l’effet d’annonce. L’ancien temps est de retour.

Le moment est venu, on se répète, d’aborder les vrais problèmes.

Pour cela il faut dépasser les invectives, les procès d’intention et les fausses représentations. Une vraie table-ronde s’impose réunissant entre les principaux concernés, les pouvoirs publics d’État et territoriaux, les professionnels et leurs institutions, les représentants de la société civile. Bref, un véritable accord Etat-collectivités territoriales doit être recherché, adossé à l’expertise des professionnels et des gens de terrain.

D’entrée de jeu il est clair que l’on devra traiter de pair deux problèmes :
1) répondre aux jeunes actuellement délinquants et donc au problème de sécurité à court et moyen terme ;
2) s’attacher à travers une politique de gestion de l’ordre public à court terme à ce que de nouveaux jeunes ne deviennent pas délinquants.

On le répète, une nouvelle fois, mais ces deux efforts doivent être déployés dans le même temps : l’un crédibilisant l’autre.

La mobilisation doit être générale. Des services sociaux de proximité en allant jusqu’au suivi concret de jeunes déjà en difficulté. Pour cela il faut des personnels en nombre et qualifiés. La tâche est ardue pour les trouver et implique, là encore, un effort en profondeur qui n’est possible que par une singulière revalorisation des professions sociales : revalorisation de leurs conditions de travail et de leur rémunération, mais aussi réhabilitation de leur efficacité sociale dans le discours public quand eux-mêmes doutent de leur impact. On doit aussi s’efforcer de mobiliser des citoyens dans des démarches d’accompagnement de jeunes, pour partager des temps de vie authentiques avec eux car tous ces jeunes manquent d’adultes de référence, et souvent d’hommes. On a vu que c’était possible. Quittons l’expérience pour pratiquer cette démarche à grande échelle !

Encore faut-il aussi s’attaquer aux problèmes de fond : les conditions de vie souvent indignes des familles dont sont issus ces enfants – comment escamoter la pauvreté et le dénuement ? -, trop souvent absence de scolarisation et de soins adaptés, et surtout manque de perspectives positives. Comment négliger comme à Mayotte l’immigration sauvage ? (3)

On voit combien on est loin de l’approche en réflexe du ministre de l’Intérieur fidèle à ses prédécesseurs certes - conf. de JP Chevènement  de 1989 - , soucieux de répondre aux problèmes d’insécurité au quotidien, tombant comme ses prédécesseurs dans la réponse simpliste et démagogique. Le ministre encore récemment maire de Tourcoing ne peut pas ne pas ignorer ces réalités sociales !

Il est temps de renoncer à des réponses simplistes et institutionnelles sur un sujet aussi complexe et humain. C’est l’intérêt de chacun pour éviter des drames, des vies brisées de victimes ou de jeunes, mais aussi dans l’intérêt collectif pour assurer la paix intérieure quand nous avons tant et tant de problèmes majeurs à traiter par ailleurs.

(1) Rapport du sénateur Lecerf 2011

(2) Billet 183 sur ce blog "Ségolène, les jeunes et l’armée" du 14 février 2007

(3) On lira avec intérêt le billet reproduit, ci-dessous, de Maxime Zennou, responsable du Secteur jeunesse au sein du Groupe SOS et animateur du réseau Ultramarin du social :" le diagnostic social est fait ; il est temps d’agir" :

« Faut-il confier la prise en charge des mineurs délinquants aux armées à Mayotte ou ailleurs ? L’idée peut séduire les populations en attente légitime de sécurité. La réalisation est plus aléatoire qu’il n’y parait. Avant d’annoncer une action publique supposément nouvelle, il est judicieux d’analyser les causes structurelles et plurifactorielles de la délinquance, de les traiter et d’évaluer les politiques publiques déjà à l’œuvre avant de promouvoir, comme si on allait faire table rase, une réponse aux effets magiques. Rien de tel dans la réalité. Les causes de la délinquance sont multiples et prospèrent sur le terreau de l’extrême pauvreté, d’une démographie galopante, de conditions de vie indignes dans lesquelles les droits humains fondamentaux ne sont pas respectés. On ne citera que le droit à l’éducation et par exemple la non scolarisation de milliers d’enfants dont on vous laisse imaginer les effets chez des enfants et des adolescents tôt en perdition.

Concernant la sollicitation de nos armées, le sujet n’est pas nouveau. Mais évitons la confusion. Aux uns la mission d’assurer la défense nationale, à toute la société civile, aux familles et aux pouvoirs publics d’assurer les missions d’éducation parentale, nationale ou spécialisée.

                                                                                           Jean-Pierre Rosenczveig